Le Grand Chef regrimpa dans son hovercraft, toujours sans dire un mot, et s’engagea dans Capsule-strasse. Hillel et moi nous suivîmes. Longue Lance se dissocia de la roche et siffla. Je secouai la tête, et il redevint invisible. Hilly hocha la tête en signe d’approbation. Rien ne lui échappe jamais. Il balaya la grotte d’un regard, transperça les cryonautes d’un second.
— Ils ne parlent que musique, murmurai-je.
Il hocha la tête et leur chanta la Hatikvah tout en aidant Géronimo à décharger. Ils paraissaient adorer ça. Géronimo gardait le silence. Il essayait probablement de faire face en pensant par petits paquets. Je gardais le silence également. Le dilemme était diluvien.
À un moment, Hillel me chuchota :
— Regarde un peu ça, Guig.
Il ouvrit une petite boîte. Elle contenait une douzaine d’aiguilles à coudre en acier.
— Il va leur faire des vêtements, dis-je.
— Ce n’est pas ça. Regarde bien.
Il posa la boîte sur le sol. Elle tourna toute seule et se pointa sur les câbles électriques. Hilly la fit tourner encore, la lâcha, et elle se remit d’elle-même dans la position précédente.
— C’est la réponse à la question, dit-il.
— Quelle question ?
— Celle que tu ne t’es pas encore posée. (Il vit que ça ne m’intéressait pas, abandonna la conversation et se tourna vers le Grand Chef.) Pouvons-nous discuter en paroles sans déranger vos remarquables créatures ? demanda-t-il d’un ton plaisant.
— Cela dépend de la musique de votre voix, répondit Séquoia. Apparemment, la vôtre ne leur déplaît pas.
— Uu. Un héritage racial. La vôtre non plus, à ce que je constate. Nous pouvons donc parler.
— De quel sujet ?
— Une supplique. Vous et vos cryonautes, vous êtes sur le point d’entrer dans l’histoire. On se souviendra de vous pour toujours. Pourquoi continuer à vous cacher ? Venez avec nous au grand jour. Laissez-nous vous aider et vous protéger. Vous savez que vous pouvez compter sur nous.
— Nn. Cette expérience m’appartient.
— Bien sûr. Et il ne viendra à personne l’idée de vous en ôter le crédit. Tout le mérite vous revient entièrement.
— Je n’ai pas besoin qu’on m’aide.
— Très bien. Supplique N° 2. Votre étonnante symbiose avec l’Extro et le réseau électronique. Il faudrait étudier cela. C’est un pas de géant dans l’évolution. Voulez-vous nous permettre de vous aider ?
— Nn.
— Dr Devine, vous allez entrer dans l’histoire et cependant on dirait que vous avez envie de vous saborder. Pourquoi ? D’après les rapports de Guig, vous n’êtes plus ce que vous étiez avant. Pourquoi ? N’avez-vous plus le contrôle ?
— Nn.
— Êtes-vous dirigé par l’Extro ?
— Nn.
— Le dirigez-vous ?
— Nn.
— On dirait un mariage raté. Sait-il que vous vous cachez ici ?
— Uu, mais il ne peut pas m’atteindre.
— Votre hover ne bavarde pas quand vous êtes là-haut ?
— La mémoire d’une machine ne vaut que ce que valent ses circuits électroniques. L’hovercraft est conscient du moment, rien de plus.
— Un existentialiste. Mais l’Extro se souvient.
— Uu.
— Est-il vivant ?
— Donnez-moi une définition de la vie, et je vous répondrai.
— Je peux répondre moi-même, Dr Devine. Il est vivant à travers vous. Dites-moi ce que vous dissimulez ici à votre associé.
— C’est que je ne sais plus où j’en suis, bon Dieu ! hurla-t-il. (Les cryos eurent un mouvement de recul.) Il m’est arrivé trop de choses en un temps trop court, et j’essaye de mettre un peu d’ordre dans mes idées. J’ai des ennuis avec mes cryos. Ils ont peur et je ne sais pas pourquoi. Il y a trop de choses qui m’échappent en ce moment. Tout ce que je vous demande, c’est de me foutre la paix !
— Je comprends très bien, et je suis d’accord, mais à condition que vous nous foutiez la paix aussi.
— Je l’ai dit à Guig. Je n’ai rien à voir avec ces massacres.
— Alors, cessez de donner vie aux massacreurs.
— Comment ?
— En quittant cette planète. En vous mettant hors de portée de leurs émissions.
— Jamais. Je veux bien me mettre à l’abri, mais je ne fuirai pas.
— Ah ! Vous êtes têtu. C’est votre récent avènement. Ça rend saoul. Guig était comme ça lui aussi après le Krakatoa. Impérieux et morose. Ça vous passera. Nécessairement. À ce moment-là, vous viendrez trouver le Groupe. Tu es prêt, Guig ?
Il se tourna pour partir et je le suivis. Séquoia nous regarda nous éloigner, l’air furieux et stupéfait, mais obstiné quand même. Les cryos nous poursuivirent, réclamant du ragtime. Cependant, ils s’arrêtèrent net à l’entrée de la caverne.
— C’est la question que tu n’as pas su poser, déclara Hillel. Le champ énergétique les retient à l’intérieur. Tu ne fais pas un très bon inducteur, Guig.
— Je ne suis pas bon à grand-chose.
— Tu te sous-estimes stupidement. Sais-tu que le reste du Groupe t’envie ?
— Pour quelle raison ?
— Pour quelque chose que beaucoup d’entre nous n’ont plus.
— Quoi ?
— La passion. Quand on perd ça, on perd son humanité. Où est Longue Lance ?
Je sifflai et Longue Lance apparut.
— Je veux qu’il reste ici, qu’il veille et qu’il rapporte, fit Hilly.
Je fis les signes : « Rester, Veiller et Rapporter. »
Il fit le signe : « Rapporter où ? »
« Grand canoë. »
Il sourit et se fondit dans la paroi. Nous grimpâmes dans l’hover du Juif et décollâmes.
— Il y a deux choses, dis-je. Non. Trois. Il faut que je règle ça avec Nato. Je veux parler à tout le Groupe. Tu sais où ils se trouvent. Réunis-les.
— Et la troisième ?
— Pas de liquidation. Ce brillant enfant de pute doit être sauvé malgré lui.
Hilly sourit.
— Alors, il n’y a rien à régler avec ta femme.
Il commença à fredonner la Hatikvah.
— J’ai rassemblé tous ceux que je pouvais, dit Hillel. C’est difficile de faire mieux en un temps si court. Nous avons rendez-vous à Berkjavik. Le réseau ne peut pas nous atteindre en Islande.
— Crois-tu que l’Extro vous ait repérés ?
— Il y a peu de chances. Je n’ai utilisé que des espèces. Les tiennes, d’ailleurs. Pas de carte de crédit.
— Les miennes ?
— Celles de Capo Rip. Ta femme me les a remises.
— Combien ?
— Un million et demi. J’ai mis le reste en sécurité pour toi.
— Qui as-tu contacté dans le Groupe ?
— M’bantou, la Tosca, Domino, Ampersand, Queenie, Herb Wells et Sans-Nom.
— Seigneur ! Pas cette nonentité !
— Il y aura toi, bien sûr, et puis moi, et notre hôte, Éric le Rouge.
— Uu. Éric possède la plus grande partie de l’Islande et du Groenland. L’énergie des geysers est entre ses mains, ainsi probablement que celle des sources chaudes. Et Poulos ?
— Le Grec ne viendra pas.
— Il est trop occupé ?
— Nn.
— Tu n’as pas pu le contacter ?
— Nn.
— Ça m’étonne de toi, Hilly.
— Personne ne le contactera jamais plus.
— Hein ?
— Il est mort.
— Comment ? Pas… Pas le Grec…
— Un criss malais planté dans le cœur.
Je restais interdit. Finalement, je bégayai :
— Je… Non, ce n’est pas possible. Pas lui. Pas l’Armateur. Il était bien trop rusé… prudent… sur ses gardes…
— Pas suffisamment pour le Rajah.
— Où est-ce que…
— Calcutta. La semaine dernière.
— Laisse-moi le temps, Hilly…
— Tout le temps que tu voudras.
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