— Étendez-le par terre, sur le dos. Ed, tu peux commencer à assembler le stérilisateur et le masque à oxygène. Il faut attendre que M’bantou revienne. Regarde ce que tu peux trouver comme matériel sur place. Improvise. Cours.
Naturellement, le Centre était en activité, comme d’ailleurs l’université tout entière. D’abord, un ordinateur ne s’arrête jamais. Ensuite, de nos jours, tout fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Comment voulez-vous fournir du travail à un jillion de cas sociaux dignes de considération si vous ne faites pas douze rotations de deux heures par vingt-quatre heures ?
Vous savez à quoi ressemble un complexe d’ordinateurs, avec son hardware qui évoque une réunion d’horloges de grand-maman et les ordinateurs satellites groupés autour. L’unique différence, avec l’Extro, c’est que les satellites ont besoin d’autres satellites pour les nourrir. Il faut franchir toute une série de barrages avant de parvenir jusqu’au big boss, dont l’abord est plutôt abrupt. Son travail est de réceptionner une petite question à laquelle personne ne sait répondre, de la passer de bit en bit et de se fendre d’une réponse sèche.
Les Ravageuses étaient dans la panade. Leur père a disparu depuis un an. Mrs. Stanhope, veuve et mère du petit ami de Dick Beau Brin, qui s’appelle Bruce, est sournoisement séduite par Josiah Crabtree, professeur au Pentagone, qui a des vues sur la richissime usine d’acide de la veuve. Il a aussi un faible pour un autre cadet du Pentagone, le matamore Dan Baxter, qui déteste les Ravageuses. L’horrible Crabtree et Dan Baxter sont, évidemment, des whities.
Edison et M’bantou (sans sa canne creuse) arrivèrent en même temps. Ed était aidé par deux types qui poussaient un chariot chargé de matériel. Bonbonne d’oxygène, stérilisateur, accessoires de plomberie. Ne me demandez pas comment il avait réussi à convaincre les deux types de l’aider ou comment il s’était procuré le matériel. Tous les membres du Groupe savent faire ça. C’est malgré nous, nous intimidons les Gringos. Le fait de la jeunesse est la beauté ; le fait de la longévité est l’autorité.
— Oo. (Borgia reprenait les commandes.) Debout, là-dedans. Paré, Ed ? (Elle ouvrit sa boîte à outils, qui ressemblait étrangement à celle d’Edison.) M’b, ampoule. Efficacité, rapidité. Fée-7, tu réponds à quelques questions et puis exit. Sa taille ?
— Un quatre-vingts.
— Poids ?
— Quatre-vingt-dix.
— Âge ?
— Vingt-quatre.
— Condition ?
J’intervins.
— Je l’ai vu en position dessus. Vite et dur.
— Bong. (Elle s’appliqua d’un geste professionnel à remplir une seringue avec l’ampoule de M’bantou.) Paré, Ed ?
— Paré.
— Exit, Fée.
— Je n’exiterai pas.
— Exit.
— Une raison pour ça.
C’était la Bataille des Géantes. Borgia se radoucit.
— Ce ne sera pas beau à voir, ma petite chatte. Surtout parce que c’est ton Jules.
— Je ne suis plus une gamine.
Borgia haussa les épaules.
— Tu le seras encore moins quand ce sera fini. (Elle se pencha sur le Grand Chef et lui fit une longue et délicate intraveineuse.) Chronomètre, Guig.
— À partir de quand ?
— Je te dirai.
Nous attendîmes, incertains. À la fin, le Grand Chef poussa un gémissement à fendre l’âme.
— Maintenant, Guig.
Le gémissement se modula en râle. Le corps du Grand Chef fut agité de soubresauts énormes. Tous ses orifices se vidèrent : boyaux, urine, sperme, salive, sinus, glandes sudoripares. Fée était à côté de moi. Elle chancelait, haletante. Moi-même, j’avais du mal à respirer.
— Les connexions de ses synapses qui se brisent, fit Borgia d’une voix professionnelle. Après ça il aura besoin d’un bon bain et de vêtements propres. Combien de temps ?
— Dix secondes.
— S’il survit, naturellement. (Subitement, Séquoia ne bougea plus.) Combien de temps, Guig ?
— Vingt.
Borgia sortit un stéthoscope de sa trousse et examina le Grand Chef.
— Et maintenant ?
— Une minute.
Elle hocha la tête.
— Jusqu’à présent, ça va. Il est mort.
— Mort ! s’écria Fée. Il est mort ?
— Mm. Plus rien ne fonctionne. Tais-toi. Je t’ai dit d’exiter. Nous avons quatre minutes avant que des dommages irréversibles surviennent.
— Il faut que tu fasses quelque chose. Il faut…
— Je t’ai dit de te taire. Son système nerveux fera le nécessaire de lui-même, ou bien il ne le fera pas. Combien de temps ?
— Une minute trente.
— Ed, trouve des vêtements, du savon et de l’eau. Il ne sent pas la rose. M’b, reste à la porte. Personne ici. Exécution. (Elle examina de nouveau le Grand Chef.) Il est bien mort. Combien de temps ?
— Une minute quarante-cinq.
— Tu peux te remuer, Fée ?
— Ou… oui.
— Donne-moi la température du stérilisateur. Le cadran sur la droite.
— Cent cinquante.
— Arrête-le. Le bouton de gauche. Combien de temps ?
— Deux minutes dix.
Nouvel examen. Edison arriva en soufflant avec une salopette, suivi de ses fidèles esclaves qui remorquaient une baignoire mobile d’eau fumante.
— Déshabillez-le et nettoyez-le. Ne le bougez pas plus que nécessaire. Combien ?
— Deux minutes et demie.
— Si ça ne marche pas, au moins nous aurons un beau cadavre bien propre.
Le calme apparent de Borgia ne me trompait pas. Elle était aussi tendue que le reste d’entre nous. Après avoir lavé le Grand Chef, nous commençâmes à l’habiller mais elle nous arrêta.
— Il est possible que je sois obligée d’ouvrir. Vous autres, les mecs, merci. Déguerpissez d’ici avec ces cochonneries. Fée, l’alcool dans ma boîte. Asperge-lui la poitrine jusqu’au nombril. Active. Combien de temps ?
— Trois minutes quinze.
— Le masque est prêt, Ed ?
— Prêt.
— Ça va être juste. (Une heure plus tard, elle demanda :) Combien ?
— Trois minutes trente.
L’iris de la porte s’ouvrit et Jicé fit irruption à côté de M’bantou qui n’osait pas l’arrêter.
— Guig ! Qu’est-ce que tu es en train de faire à ce pauvre homme ! Tu n’as pas honte !
— Fiche le camp, d’ici, Jess. Comment es-tu au courant ?
— Toute l’université sait qu’on torture un homme dans cette salle. Tu dois cesser immédiatement.
— Retourne dans ton lit, Jicé, ordonna Borgia. On voit tes stigmates. Asperge aussi mes mains, Fée. Jusqu’aux coudes. Ensuite, éloigne-toi. Éloignez-vous tous. Économise tes sermons, Jicé. On en aura peut-être besoin plus tard. (Elle regarda Séquoia en lançant des éclairs.) Réveille-toi, fils de plusieurs garces ! Reconnecte ! (Elle se tourna, furieuse.) Où sont passées les Ravageuses ? J’avais dit qu’il fallait un environnement familier. Juste au moment où on en a besoin… Combien de temps ?
— Trois minutes cinquante.
Nous attendîmes, dîmes. Fée-7 commença à gémir tout doucement. Borgia me lança un regard noir de désespoir, alla jusqu’au stérilisateur et commença à sortir ses outils. Elle se mit à genoux devant Séquoia et brandit son scalpel pour entamer une incision primaire. Soudain, la poitrine du Chef se souleva à la rencontre du bistouri. C’est la plus belle, la plus profonde inspiration que j’aie jamais vu effectuer de ma vie. Nous nous mîmes à bulbuller.
— La ferme, ordonna Borgia. Laissez-lui un peu de temps. Pas de bruit. Éloignez-vous. Tout doit être familier quand il se réveillera. Il sera faible. Ne le fatiguez pas inutilement.
La respiration devint régulière, mais accompagnée de tics et de contractions musculaires.
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