— Mesdames et messieurs, bonjour. Vous attendiez si anxieusement notre communiqué que je ne me suis pas fait scrupule de vous faire venir à 4 heures du matin avec un si court préavis. Vous savez tous qui je suis. Je suis le Dr Devine, attaché de recherche à la mission Pluton. J’ai de remarquables nouvelles à vous communiquer. Certains d’entre vous attendent un constat d’échec, mais…
— Épargnez-nous votre baratin, hurlai-je. (Nous nous étions mis d’accord pour que je joue le rôle du Vilain.) Dites-nous seulement la cause de votre échec et de la perte de nos quatre-vingt-dix millions.
Un certain nombre d’actionnaires me lancèrent un regard mauvais, ce qui était le but de l’opération : détourner sur moi l’hostilité générale.
— La question est bien posée, monsieur, mais vous vous trompez. Nous n’avons pas échoué. Nous avons au contraire réussi au delà de toute espérance.
— En causant la mort de trois cryonautes ?
— Ils ne sont pas morts.
— En les faisant disparaître, alors ?
— Ils n’ont pas disparu.
— Ah ! non ? Je ne les ai pas vus. Personne ne les a vus.
— Vous avez dû les apercevoir, monsieur. Dans les cryosarcophages.
— Il n’y avait rien d’autre que des rats pelés.
— Ce sont les cryonautes.
J’éclatai d’un rire sardonique. Il y eut divers mouvements d’intérêt parmi les actionnaires. L’un d’eux cria :
— Taisez-vous ! Laissez-le parler.
Je me calmai, et Edison prit le relais.
— Dr Devine, ce que vous venez de dire est surprenant, et même inouï dans les annales de la science. Pourriez-vous nous donner une explication ?
Edison était le Gentil.
— Aha ! Mon vieil ami de la Division du Plasma de chez R.C.A. Cela vous intéressera tout particulièrement, Crookes, parce que les décharges électroniques que nous appelons le plasma ont probablement leur rôle à jouer dans cette histoire. (Il se tourna vers l’assemblée.) Le Pr Crookes est l’un des experts que j’ai invités à venir assister à l’arrivée de la capsule.
— Assez perdu de temps ! criai-je. Venez-en au fait.
— J’y viens, j’y viens, mon bon monsieur. Certains d’entre vous se rappellent sûrement une théorie historique conçue il y a des siècles en embryologie. Elle s’énonçait de la façon suivante : “L’ontogenèse résume la phylogenèse.” En d’autres termes, le développement de l’embryon à l’intérieur de l’utérus retrace les différents stades perdus de l’évolution des espèces. Vous n’avez sûrement pas oublié vos classiques.
— S’ils les ont oubliés, Dr Devine, je pense qu’à présent leur mémoire est suffisamment rafraîchie, fit Edison d’un ton enjoué.
Je me dis que l’instant était venu de lancer une autre pique.
— Et pouvons-nous savoir combien vous payez votre ami pour son soutien loyal ? Quel pourcentage de nos cent millions touche-t-il ?
Les murmures de mécontentement redoublèrent à mon adresse. Heureusement que Fée avait été présente lors de la mise au point du scénario, car je crois bien qu’elle m’aurait déchiré le visage avec ses ongles autrement. Séquoia fit mine d’ignorer le perturbateur du troisième rang. Il poursuivit :
— L’ontogenèse résume la phylogenèse, mais… (Il marqua un instant d’arrêt.) … mais je crois que nous venons de découvrir que la cryologie recycle l’ontogenèse.
— Grand Dieu ! s’exclama Edison. Voilà un instant historique pour le JPL ! Êtes-vous sûr de ce que vous dites, Dr Devine ?
— Aussi sûr qu’un expérimentateur peut l’être, professeur. Les rats pelés entre guillemets sont des embryons. Les embryons de nos trois cryonautes. Après quatre-vingt-dix jours passés dans l’espace, ils ont régressé à un stade précoce du développement fœtal.
— Vous avez une théorie sur les causes ?
La question émanait d’un actionnaire futé.
— Pour être honnête, pas encore. Nous n’avions jamais soupçonné une possibilité si fantastique au cours de nos préparatifs. Toutes nos expériences ont été faites sur terre, sous la protection de notre épaisse couche atmosphérique. Nous avions bien placé quelques animaux sur orbite, mais seulement pour des temps très courts. Les trois cryonautes ont été les premiers à être exposés au rayonnement spatial pendant une période de temps relativement longue. Quant à savoir quels sont les facteurs qui ont produit le phénomène…
— Le plasma ? intervint Edison.
— Oui, certes. Les protons et les électrons des ceintures de Van Allen ; les vents solaires ; les neutrons ; les quasars ; les émissions d’ions d’hydrogène ; tout le spectre électromagnétique – il y a des centaines de possibilités. Toutes doivent être explorées.
Edison, enthousiaste :
— Je serais honoré d’avoir la permission de vous assister dans cette extraordinaire recherche, Dr Devine. (Il ajouta, en XXe :) Et c’est pas de la blague.
— Je serais heureux de bénéficier de votre collaboration, professeur Crookes.
Un actionnaire demanda d’une voix larmoyante :
— Mais personne ne pense à ces pauvres petits cryonautes. Et leur famille ? Et…
— C’est notre problème le plus pressant. S’agit-il d’un simple renversement de l’ontogenèse, ou bien d’un recyclage complet ? Vont-ils régresser jusqu’au stade de l’œuf et puis mourir ? Ont-ils déjà dépassé ce stade pour se développer de nouveau dans le bon sens ? En quoi se transforment-ils ? En bébés ? En hommes adultes ? Comment résoudre tous ces problèmes ? Comment continuer le processus ?
Confusion générale. C’était le moment pour que j’intervienne à nouveau. Pas trop méchamment, cette fois.
— J’admets que vous puissiez dire la vérité, Devine.
— Merci, monsieur.
— Et j’admets qu’il puisse s’agir là d’une fantastique découverte. Mais êtes-vous en train de demander à l’United Conglomerate de financer ce qui me paraît être de la recherche pure ?
— Eh bien, voyez-vous, étant donné que la mission Pluton doit être reportée…
Cris d’angoisse des porteurs d’actions méritants.
— Mesdames et messieurs, s’il vous plaît ! La mission Pluton reposait sur la conviction que nous avions de pouvoir envoyer des cryonautes dans l’espace. Nous venons de nous apercevoir que c’est pour l’instant impossible. Tout doit être provisoirement interrompu jusqu’à ce que nous sachions avec certitude ce qui arrive aux cryonautes. Naturellement, il serait logique d’affecter les crédits du J.P.L. initialement prévus pour la mission Pluton à cette recherche pure mais essentielle. C’est le meilleur moyen de protéger votre investissement.
Glapissements des actionnaires. Une voix puissante se fait alors entendre du fond de la salle à travers la confusion générale.
— Dans le cas contraire, nous nous ferons un plaisir de vous financer.
Devine eut une expression de surprise non feinte.
— Puis-je savoir qui vous êtes, monsieur ?
L’Armateur Grec se leva. Trapu, cheveux épais, fine moustache, portant élégamment monocle.
— Je m’appelle Poulos Poulos. Je suis directeur des investissements de l’État souverain et indépendant d’I.G. Farben Gesellschaft. Ma parole et mon honneur ne font qu’un, et je vous donne ma parole que l’I.G. Farben est prête à soutenir vos recherches jusqu’à la limite. Jusqu’à présent, nous n’avons jamais atteint notre limite.
Séquoia me regarda.
— Groupe, criai-je en XXe.
Le Grand Chef sourit.
— Merci, Mr Poulos. Je serai heureux d’accepter votre offre si…
Cris de colère.
— Non ! Non ! C’est à nous ! Nous avons payé jusqu’à maintenant. Vous êtes lié par un contrat. En béton armé. Les résultats des recherches nous appartiennent. Nous n’avons pas dit non encore. Nous voudrions être plus informés. Nous déciderons ensuite. Vous ne pouvez pas nous bousculer comme ça. Un délai de douze heures. Vingt-quatre. Nous ne savons pas encore où nous sommes.
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