Je lui jetai un regard. Là non plus, pas le temps de la cajoler.
— Il y a un endroit où nous pouvons parler en privé ? Super-privé ?
Elle réduisit les gaz et redescendit sur terre.
— La chambre à vide poussé.
— Uu. Allons-y.
Elle nous conduisit par un chemin dédalatoire jusqu’à une sphère géante, ouvrit une succession de sas sous-marins et nous nous retrouvâmes à l’intérieur de la sphère en compagnie de la moitié d’une capsule spatiale.
— Contrôle des circuits sous vide poussé, fit-elle.
— Endroit rêvé pour violences et voies de fait, lui fis-je remarquer.
Elle me lança un regard qui était l’égal du mien et je compris tout d’un coup que je ferais mieux de faire attention à ce que je disais, avec ce phénix nouvellement surgi. Je me tournai vers l’Armateur Grec :
— Pas trop mal, ton petit numéro. Merci beaucoup.
— Ah, oui. Pour faire en sorte que quelqu’un désire quelque chose, il suffit de lui montrer que quelqu’un d’autre le désire encore plus. Élémentaire, voyons.
— Est-ce que par hasard il y aurait une part de vrai dans ce que tu as dit ?
— Cent pour cent de vrai.
— Tu représentes l’État souverain et indépendant de l’I.G. Farben ?
— J’en suis propriétaire à cinquante et un pour cent.
— Quelle proportion de la planète possèdes-tu, le Grec ?
— Quatorze virgule neuf cent sept pour cent, mais je ne tiens pas toujours le compte.
— Mon Dieu, comme tu es riche. Et moi ?
— Tu possèdes onze millions six cent mille et des poussières. À côté de moi, tu es pauvre.
Fée-7 poussa un petit gémissement, et je revins à ce qui nous occupait.
— Mm. Le problème est simple. Le pauvre vieux a eu trop de chocs dans une seule journée. Il s’est éparpillé dans la nature. Nous n’avons qu’à le retrouver et le calmer. Voyons. Il est peut-être quelque part à l’intérieur du JPL ou de l’université. À toi de le chercher. Fée.
— S’il est quelque part, je le trouverai.
— Uu. Espérons seulement qu’il est quelque part. Il est peut-être aussi rentré au tipi, mais il y a le problème des loups. Nous allons charger M’bantou de cela. D’un autre côté, il a peut-être émigré dans un centre de recherche sur les Particules Bio pour essayer d’avoir des conseils techniques. Ta branche, Ed.
— Je m’en charge.
— Ou il a peut-être filé faire breveter sa découverte.
— Je m’en occupe, dit le Grec.
— Il est peut-être en train de faire la fête pour libérer la tension. Je vais mettre Parfum en Chanson sur la piste.
Edison s’étrangla de rire :
— Je la vois très bien charger toutes les boîtes du coin sur son éléphant.
— Uu. J’irais bien avec elle. I ! y a aussi une possibilité éloignée pour qu’il soit retourné en catalepsie. On demandera à Borgia.
— Et toi, Guig ? demanda Edison.
— Je retourne chez moi. Nemo et moi, nous assurerons les liaisons. Bong ?
— Uu.
Fée était en train de respirer profondément. Pour maîtriser la panique, pensais-je. Mais les mouvements de sa poitrine s’accentuèrent, et son visage prit une teinte plutôt bleue.
— Alors, quoi ? lui lançai-je.
— Ce n’est pas sa faute, dit calmement Edison. Quelqu’un est en train de nous pomper l’air. Elle s’étouffe.
— Ils n’en ratent pas une, au JPL, grommelai-je. Exit, en vitesse.
Nous exitâmes en transportant Fée-Cyanose Chinois-Grauman. Quelques techniciens au-dehors voulurent savoir ce que nous faisions là à polluer leurs circuits. On ne peut pas contenter tout le monde.
Chacun partit de son côté en quête de Séquoia, et je filai dare-dare à la maison. Vous pariez si je savais où le Grand Chef avait trouvé refuge (je n’avais pas passé cinq jours à l’intérieur d’une tige de bambou pour rien). Je pris le linéaire suivant à destination de la réserve du lac Erié. J’eus quand même la politesse d’appeler Nemo avant pour le mettre au courant de la mission de chacun.
C’était là qu’il y avait eu naguère une immense flaque de boue, de la taille d’un cratère lunaire : 380 km de long, 100 de large, 60 mètres de profondeur, noir, repoussant, suintant, parcouru dans tous les sens de courants chargés des résidus toxiques libérés par une industrie meilleure pour un monde meilleur. Tel était le don généreux que la nation amérindienne devait posséder et habiter à jamais ou bien jusqu’à ce qu’un Congrès progressiste décide de déplacer à nouveau ces dépossédés. Vingt-deux mille kilomètres carrés d’enfer.
À présent, c’étaient vingt-deux mille kilomètres carrés de paradis. Cela évoquait pour moi des images fantastiques. Un arc-en-ciel éclaté de champs de pavots aux formes multiples, brillant dans toute la gamme rouge orangé jaune vert bleu indigo violet. Les canaux avaient été surmontés de toitures de tuiles. La surface du lac était parsemée de wigwams, huttes traditionnelles indiennes jadis fabriquées avec de la terre et des branchages. Mais ceux d’aujourd’hui étaient en marbre, en stuc, en granit ou en travertin. Des routes dallées menaient un peu partout, en formant un réseau apparemment désordonné. Tout autour du lac, il y avait une barrière pneumatique qui vous repoussait gentiment si vous approchiez de trop près. Si vous persistiez dans votre tentative, elle vous rejetait en arrière avec la force d’un piston.
L’entrée était gardée par des Apaches, sérieux comme des papes, qui ne parlaient qu’apache. Impossible de palabrer avec eux. Je me contentai de répéter « Séquoia » d’une voix ferme et décidée. Ils hugh-hughèrent pendant quelques instants, puis le boss de l’entrée m’accorda un guide dans un hovercraft. Le pilote prit une série de routes et d’allées enchevêtrées, puis s’arrêta devant un luxueux wigwam en marmolite et pointa l’index. Le Grand Chef était là, vêtu d’un pagne, allongé sur une dalle de marbre, en train de profiter du soleil du matin.
Je m’assis à côté de lui sans prononcer un mot. Mon instinct me disait qu’il fallait m’adapter à son nouveau tempo. Il était silencieux, hermétique, immobile. Moi aussi. C’était un peu dingue. Il ne flancha pas. Moi non plus. À un moment, il fit quelque chose qui me montra à quel point il avait retrouvé le passé de son peuple. Il se tourna paresseusement et pissa de côté. Puis il se remit sur le dos. Je ne l’imitai pas. Il y a des limites. Il y a aussi des habitudes en matière de propreté.
Après quelques heures de silence, il se redressa lymphatiquement. Je ne bougeai pas jusqu’au moment où il me tendit une main pour m’aider. Je le suivis à sa vitesse à l’intérieur du wigwam. Celui-ci était aussi merveilleusement décoré que son tipi en ville, et aussi vaste. Tout était carrelé ou recouvert de peaux. Carpettes hopi, argenterie et porcelaine fabuleuses. Séquoia ne m’avait pas bluffé. Ces Peaux-Rouges étaient immensément riches.
Il cria quelque chose dans une langue que j’imaginai être du cherokee. La famille apparut, de toutes les directions à la fois. Papa, majestueux et cordial, ressemblant encore plus à Lincoln. (Je soupçonne l’Honnête Abraham d’avoir eu une trace de sang rouge dans les veines.) Mama, si plantureuse qu’on avait envie de venir s’enfouir dans ses replis quand on avait des ennuis. Une sœur, dix-sept à dix-huit ans, si timide qu’il était impossible de voir à quoi ressemblait son visage. Elle gardait toujours la tête baissée. Deux petits frères, qui me chargèrent tête baissée eux aussi pour me toucher et me pincer la peau en gloussant. Évidemment, ils n’avaient jamais vu de visage pâle avant.
Je me conduisis comme il faut. Courbette respectueuse à papa, baisemain à mama, baisemain à sœurette (sur quoi elle déguerpit comme une folle). Je cognai l’une contre l’autre les têtes des frangins et leur donnai tous les souvenirs et objets hétéroclites que j’avais dans les poches. Tout cela, vous le comprenez, sans prononcer une parole. Je voyais à la tête du Chef qu’il était satisfait, et cela se sentait dans sa voix pendant qu’apparemment il m’expliquait à sa famille.
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