— Pour les étudiants ?
— Non. Pour les professeurs. Chercheurs du monde entier. Nous ne prenons pas d’étudiants venus de l’extérieur. C’est réservé à nos jeunes.
— Vous avez des jeunes qui se droguent ?
Il secoua la tête.
— Pas à notre connaissance. Notre société n’est pas une société permissive. Pas de drogues. Pas de plombages.
— De l’eau-de-feu ?
— De temps à autre. Mais c’est tellement dégueulasse qu’ils abandonnent vite.
— C’est un secret de fabrication également ?
— Oh ! non. Alcool ; strychnine ; savon ; tabac ; poivre rouge et colorant brun.
Je frissonnai.
— N’importe qui peut se procurer la recette, car nous avons fait breveter le nom. Les gogos veulent de l’Eau-de-feu du lac Erié, et pas un substitut.
— Et vous ne voulez pas les en priver.
Il sourit :
— Hiram Walker nous a mené la vie dure, avec son Eau-de-feu canadienne. Ils ont dû dépenser des millions de dollars pour promouvoir leur produit. Mais ils ont perdu parce qu’ils ont commis une erreur monumentale dans leur publicité. Ils ne se sont pas rendu compte que les gogos ignorent la plupart du temps qu’il y a des Indiens au Canada. Ils croient que tous les Indiens du Canada sont des Eskimos, et de l’eau-de-feu eskimo, ça ne fait vraiment pas sérieux.
— Tu as confiance en moi. Chef ?
— Oui.
— Quel est le secret de l’Horrible Pavot ?
— L’huile d’armoise.
— Tu veux dire, le truc qui rendait fou les buveurs d’absinthe au dix-neuvième siècle ?
Il hocha positivement la tête.
— Que nous distillons à partir des feuilles d’Artemisia absinthium. Mais c’est un procédé long et compliqué. Il faut des années pour devenir expert, si tu as l’intention d’apprendre. On peut faire une exception pour toi et t’admettre comme étudiant.
— Non, merci. Le génie n’a pas cours dans ma famille.
Nous étions arrivés pendant ce temps devant un énorme bassin en marbre de la taille d’un petit lac, empli d’une eau cristalline.
— C’est pour nos gosses, dit le Grand Chef. Il faut bien qu’ils apprennent à nager et à se servir d’un canoë. La tradition, que veux-tu. (Nous nous assîmes sur un banc.) Bong, fit-il. Je t’ai à peu près tout dit. À toi, maintenant. Dans quoi est-ce que je me suis fourré ?
Ce n’était pas le moment de faire du boniment. Je lui parlai simplement.
— Il faut que ceci reste secret, Séquoia. Le Groupe n’en a jamais parlé à personne de l’extérieur. Je ne te demande pas de prêter serment, ni de me donner ta parole ou des Cc comme ça. Tu sais que nous pouvons nous faire confiance.
Il hocha la tête.
— Nous avons découvert que la mort n’est pas un processus métabolique inévitable. Nous semblons immortels, mais nous n’avons aucun moyen de savoir si c’est permanent ou pas. Certains d’entre nous sont là depuis pas mal de temps. Est-ce que ça durera l’éternité ? Nous l’ignorons.
— Il y a l’entropie, murmura-t-il.
— Oui, je sais. Tôt ou tard, l’univers tout entier, nous y compris, finira par disparaître.
— Qu’est-ce qui opère la transformation, Guig ?
Je décrivis nos différentes expériences.
— Toutes psychogéniques. Mm. Et c’est ce qui m’est arrivé ? Mais tu dis que je resterai éternellement à l’âge de vingt-quatre ans. Comment est-ce possible ?
— Nous sommes tous demeurés à l’âge où nous avons été transformés.
— Que fais-tu de la détérioration naturelle, de l’usure des organes ?
— C’est un des nombreux mystères. Les organismes jeunes sont capables de se réparer et de se régénérer. Pourquoi cette faculté disparaît-elle avec l’âge ? Ce n’est pas le cas chez nous.
— Qu’est-ce qui permet la régénération du Groupe ?
— Nous l’ignorons. Tu es le premier chercheur scientifique à te joindre à nous. Nous espérons que tu découvriras quelque chose. Tycho a une théorie, mais c’est un astronome.
— J’aimerais la connaître quand même.
— C’est un peu embrouillé.
— Ça ne fait rien. Dis quand même.
— Eh bien… d’après Tycho, il doit y avoir des sécrétions mortelles qui s’accumulent dans les cellules de l’organisme et qui sont les sous-produits des réactions cellulaires normales. Les cellules sont incapables de les éliminer. Elles s’accumulent au fil des années, et finissent par empêcher le fonctionnement normal de la cellule. L’organisme vieillit et meurt.
— Jusqu’à présent, il est sur du terrain solide.
— Tycho prétend que l’influx nerveux produit par un choc au moment de la mort peut détruire ces sécrétions, en permettant ainsi à l’organisme de prendre un nouveau départ. Et le renouvellement des cellules se trouve tellement accéléré que l’organisme se met à prendre sans cesse de nouveaux départs. Il dit qu’il s’agit d’un effet psychogénique produit par un effet psychogalvanique.
— Un astronome, dis-tu ? On dirait plutôt un physiologiste.
— Moitié, moitié. C’est un exobiologiste. Qu’il ait tort ou qu’il ait raison, il ne fait aucun doute que le phénomène fait partie du syndrome de l’Homol.
— Je t’attendais à ce tournant. Qu’est-ce au juste qu’un Homme Moléculaire ?
— Un organisme capable de transformer n’importe quelle molécule en assemblage anabolique.
— Consciemment ?
— Non. Ça se fait tout seul. L’Homol peut respirer n’importe quel gaz, absorber l’oxygène de l’eau, avaler du poison, s’exposer à n’importe quel environnement, de toute manière ces substances sont absorbées et stockées par son métabolisme.
— Que se passe-t-il en cas de dommage physique ?
— S’il est mineur, cela se régénère. S’il est majeur, kaput. Coupe une tête, fais sauter un cœur, et tu as un immortel mort. Nous ne sommes pas invulnérables. Inutile de te prendre pour Superman.
— Qui ça ?
— Laisse tomber. J’ai encore quelque chose à te dire au sujet de notre invulnérabilité. Nous n’osons pas prendre de risque.
— Quelle sorte de risque ?
— Notre immortalité est fondée sur le renouvellement constant, à un rythme accéléré, des cellules. Peux-tu me citer un cas classique de développement cellulaire accéléré ?
— Le cancer. Tu veux dire que le Groupe… que nous…
— Oui. Nous sommes à un poil du processus dément, incontrôlé, du cancer.
— Mais nous avons guéri le cancer avec l’acide Folicophage. Il exerce une action antibiotique sur les acides nucléiques sauvages.
— Hélas ! nous sommes prédisposés au cancer, mais nous ne l’attrapons pas. Les carcinogènes ne font qu’ouvrir la porte à quelque chose de bien pire, une mutation de la lèpre que nous appelons le canlèpre.
— Dio !
— Comme tu dis. Le canlèpre est une enfant de salope de distorsion génétique du Bacillus lepræ. Il produit différentes variations et combinaisons de la lèpre nodulaire et de la lèpre anesthésique. C’est un phénomène particulier au Groupe. Il n’existe aucun traitement à notre connaissance. On met un demi-siècle à mourir dans d’atroces douleurs.
— Qu’est-ce que le risque a à voir là-dedans ?
— Nous savons que les carcinogènes sont le résultat d’irritations ou de chocs provenant du milieu extérieur. Nous devons les éviter. Il est impossible de dire à quel moment une lésion nous fera franchir le seuil du cancer et ouvrira la porte au canlèpre. Tu devras apprendre à être prudent. Si tu es obligé de prendre un risque, sache au moins quel prix tu auras à payer peut-être. C’est la raison pour laquelle nous évitons le plus possible de manger, boire ou respirer des substances inhabituelles. Nous fuyons la violence.
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