Je pisse dans les bois, remonte sur mon vélo, et je continue.
* * *
Une aube rose, un frais matin d’automne.
J’ai entendu l’agent Burdell une fois, dans la cuisine de Police House , évoquer avec l’agent Katz ses projets pour le dernier jour. Elle disait qu’elle le passerait à penser à « tout ce qui est nul dans la vie. Avoir un corps et tout ça. Les hémorroïdes, les aigreurs d’estomac, la grippe. »
J’ai parfois eu l’impression que c’était une mauvaise stratégie, et c’est ce que je pense en ce moment. Je retire une main du guidon de mon Schwinn pour envoyer un salut en l’air à l’Oiseau de nuit, là-bas à Furman, Massachusetts. J’en envoie aussi un à Trish McConnell, pendant que j’y suis.
Puis je repose les mains sur le guidon et bifurque à la hauteur de l’étal de fruits. Chantant de nouveau, à tue-tête ; chaque vers est attrapé par le vent et envoyé par-dessus mon épaule, comme des petits fragments de mélodie, des morceaux épars de Desire .
* * *
J’entends le chien avant de le voir, trois aboiements vifs et nets se fondant dans une quinte de toux grondante et canine, teuh-ouaf, teuh-ouaf , puis juste teuh, teuh, teuh , et Houdini sort de derrière la resserre pour venir à ma rencontre en clopinant avec détermination.
« Viens le chien ! » lui dis-je, et rien qu’à le regarder mon cœur enfle dans ma poitrine. Il gambade et sautille vers moi en traversant le pré légèrement bombé.
Le maïs d’automne en est à mi-récolte, la moitié des tiges sont encore chargées d’épis, les autres sont nus, penchés. Il y a un parterre de citrouilles que je n’avais pas remarqué, dans un coin de terre juste à droite du porche, tout en lianes vertes et en gros globes orange. Deux des femmes de la maison sont sur la galerie, deux des filles ou brus, assises sur des chaises dures, en robe longue et petit bonnet, occupées à coudre ou à tricoter, travaillant sur les couvertures pour l’hiver. Elles se lèvent à mon approche, m’adressent un sourire gêné et se prennent par la main, et je leur demande poliment si je pourrais parler à Atlee, qu’elles vont aussitôt chercher.
Houdini passe et repasse entre mes jambes en reniflant bruyamment le sol, et je me baisse pour grattouiller sa fourrure blanche derrière la tête, si bien qu’il pousse un grognement bas et satisfait. Quelqu’un lui a donné un bain. Quelqu’un a aussi brossé son poil, en a retiré la vermine et les graines. Il a presque retrouvé son apparence de quand j’ai fait sa connaissance, cette petite créature espiègle qui galopait dans la maison sale d’un dealer de Bog Bow Road. Nous nous regardons et je souris, et lui aussi, je crois. Tu croyais que j’étais parti, moi aussi, hein, Hen ? C’est ce que tu croyais, hein ? Ou pas. Qui sait ? On ne sait jamais ce que pense un chien, pas vraiment.
Atlee Miller ne cherche pas à connaître les conclusions de mon enquête, et je ne lui donne pas d’informations. Nous nous saluons de la tête et je désigne la remorque.
« Je vous ai rapporté votre marteau-piqueur. Merci. »
Il agite une main. « Pas sûr que j’en aurai besoin.
— Ma sœur… elle pense que nous survivrons peut-être. Je ne sais comment. Alors je me suis dit que ça ne pouvait pas faire de mal de le rapporter.
— Ça peut pas faire de mal, répète Atlee, et il hoche la tête. Ça non. »
Nous parlons à mi-voix sur la pelouse. J’aperçois le reste de la famille derrière lui, les enfants, les adolescents, les tantes, les oncles et les cousins, encadrés par les grandes fenêtres, réagissant à mon retour.
« Je pensais rester pour le déjeuner, dis-je. Si vous voulez bien de moi.
— Ah, bien sûr. » J’aperçois même peut-être l’ombre d’un sourire quelque part dans le gris de sa barbe. « Restez aussi longtemps que vous voudrez. »
* * *
Pendant l’heure active qui précède le déjeuner, je suis dans l’ensemble une présence muette dans la maison : le grand inconnu seul dans un coin, posé là comme un meuble. Je souris poliment aux femmes, fais des grimaces amusantes aux petits garçons et aux petites filles. Je ne suis pas assailli, comme je m’y serais attendu, par un flot de souvenirs involontaires, aucun film sanglant ne vient se dérouler derrière mes paupières. La maison embaume le pain chaud. Les enfants rient, sortent de la cuisine en portant des plateaux de vaisselle en équilibre instable. L’un des fils d’Atlee s’est fait mal au dos en travaillant la terre, si bien que lorsqu’il faut tirer une lourde table en bois pour la sortir elle aussi de la cuisine, je me lève et prête le peu de forces qu’il me reste.
Puis nous passons à table. J’ai un siège à côté d’une des tables des enfants, près de l’une des plus grandes fenêtres, large et carrée, sans rideau, avec vue dégagée sur le ciel.
Lorsqu’on apporte le repas, le courage me fait soudain défaut, et l’espace d’une minute atroce, j’ai l’impression que mon cœur s’est détaché et flotte dans ma poitrine, mes mains se mettent à trembler et je dois mobiliser toute ma volonté pour m’immobiliser, en contemplant cette grande fenêtre, large et carrée. Je m’autorise une dernière fois à envisager brièvement que tout cela n’est qu’un rêve, et que si je ferme les yeux bien fort et les rouvre tout redeviendra comme avant – et j’essaie, même, je les ferme comme un enfant, presse mes phalanges contre mes paupières, tiens la pose jusqu’à ce que des étoiles se mettent à danser sous mes paupières. Lorsque je les rouvre, les filles d’Atlee, ses fils et leurs épouses apportent le repas : lapin, légumes braisés, pain.
Atlee Miller baisse la tête et le silence se fait tandis que chacun prie au-dessus de sa nourriture, comme la dernière fois, et comme la dernière fois je garde les yeux ouverts. Je promène mon regard jusqu’à la trouver, et elle est là, à sa place à l’une des tables des enfants, la jeune Ruthie aux cheveux blond-roux, les yeux ouverts tout comme moi. Son visage est pâle, elle voit que je la vois, et je lui tends la main. J’étire mon long bras et ouvre ma main pour lui prêter mon courage, et elle-même tend le bras pour me prêter le sien, nos mains se trouvent et nous nous regardons alors que le ciel commence à s’illuminer, qu’Atlee garde la tête baissée et que toute la pièce poursuit sa prière silencieuse.
Je tiens la main de Ruthie et elle tient la mienne, et nous restons ainsi, à nous donner de la force, comme des inconnus dans un avion qui tombe.
Ce livre, cette série se sont construits grâce à beaucoup d’informations et d’aide de la part de bien des gens aimables et intelligents, à commencer par le Dr Cynthia Gardner, médecin légiste, le Dr Timothy Spahr, astronome, et mon frère, Andrew Winters.
Merci à mon épouse, Diana ; à mes parents et aux siens.
À mes premiers lecteurs, Nick Tamarkin et Kevin Maher ; à tout le monde chez Quirk Books, en particulier Jason Rekulak et Jane Morley ; à Joelle Delbourgo, Shari Smiley et Molly Lyons.
À Don Mattingly chez Mattingly Concrete ; à Katy et Tim Carter et leurs poulets ; au Pr Don Korycansky, planétologue à l’UC Santa Cruz ; à tous ceux du commissariat de Concord (New Hampshire), notamment l’agent Ryan Howe et le lieutenant Jay Brown ; à l’inspecteur Todd Flanagan, du bureau de l’Attorney General du New Hampshire ; Russ Hanser ; Danice Sher (PA), aux docteurs Ratik Chadra, Nora Osman, et Zara Cooper ; et aux professeurs David Weaver-Zercher et Steve Nolt, spécialistes des amish.
Directrice de collection : Marie Misandeau
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