« Pitié, me dit-elle, le corps tremblant, les mains étroitement jointes. Pitié. »
Je la regarde avec fureur. Nous sommes entourés de buissons hirsutes, d’un vert agressif dans la lumière du jour. Le vent d’automne soulève mes cheveux, chatouille mes manches de chemise.
« S’il te plaît, me dit-elle doucement. Fais ça vite. »
Elle présume que mon intention est de la tuer. Ce n’est pas le cas, mais je ne le lui dis pas. Sa personne ne m’intéresse en rien. Je ne bouge pas, je reste là, avec le couteau de boucher et le SIG, et je vois qu’elle voit tout cela, je vois qu’elle voit mon regard vide.
« Dis-moi. » Ma voix aussi est vide, vide et froide.
Les drapeaux flottent dans le vent, leurs cordons agités font un petit tink-tink-tink contre les mâts.
« C’est moi qui l’ai tuée.
— Je sais.
— Je regrette.
— Je le sais aussi. »
Ce que je veux dire, c’est : « Je m’en fous. » Ses regrets ne sont pas pertinents. Ce que je veux, ce sont des réponses, le besoin de réponses me gonfle la poitrine, mes armes tremblent dans mes mains. Elle croit que je vais la buter sur place, elle me croit assoiffé de vengeance, prêt à tout massacrer. Mais elle se trompe, ce n’est pas ce que je veux. La vengeance est la plus bidon des motivations, une breloque en toc. Je veux des réponses, c’est tout.
« Il t’a obligée à le faire. »
Le mot « oui » sort de ses lèvres, doux et tranchant à la fois, un petit souffle douloureux.
« Comment t’a-t-il forcée ? Jean ? »
Les yeux fermés, le souffle court : « Je… Je ne peux pas.
— Jean ! »
Elle a suffisamment souffert. J’en ai conscience. Mais nous en sommes tous là. Tout le monde a assez souffert.
« Comment ? Quand ?
— Dès que… »
Un spasme soulève son corps entier et elle détourne la tête. Je m’accroupis, lui prends le menton, tourne son visage vers moi. « Dès que vous êtes descendus ? »
Un hochement de tête. Oui.
« Entre 16 h 30 et 17 h 30 mercredi dernier. Disons 5 heures. 17 heures, le 26 septembre. Que s’est-il passé ?
— Il a dit qu’on allait faire une petite fête. Pour célébrer notre nouvelle vie. On ne peut pas être tristes, a-t-il dit. Une nouvelle vie. Des temps nouveaux. On n’a même pas, vous savez… même pas déballé les affaires. Ni exploré les lieux. C’était juste… aussitôt arrivés en bas, on s’est assis.
— Dans la pièce marquée dames.
— Oui. »
Elle hoche la tête, encore et toujours. Je ne la laisserai pas redevenir comme elle était dans la cellule, se retirer en elle-même, s’éloigner en flottant telle une capsule spatiale dérivant loin de son vaisseau.
Je reste proche, continue de sonder son regard. « Est-ce que ça t’a paru étrange ? De faire une fête, comme ça, à un moment pareil ?
— Non. Pas du tout. Je me suis sentie soulagée. J’en avais marre d’attendre. Parry n’allait pas venir. “Résolution.” Rien n’allait se passer. On l’avait tous compris, à ce moment-là. Le moment était venu de passer au plan B. J’étais contente. Astronaut aussi. Il a versé à boire à tout le monde. Proposé un toast. » L’ombre d’un sourire passe sur ses traits, un vestige d’affection pour le leader charismatique, et disparaît aussitôt. « Mais ensuite il… il a commencé un discours. Sur notre loyauté. Sur le fait qu’on avait perdu notre discipline. Que le plus dur n’avait même pas encore commencé. Il a dit que le comportement qu’on avait eu dehors, quand on traînait en attendant, c’était nul. Qu’on était des faibles. Il a écrit une phrase à la bombe sur le mur. »
J’écoute. Je suis en bas avec elle, je vois le visage de l’homme se tordre de colère, je regarde les mots apparaître sur le mur : marre de ces conneries.
« Et ensuite, il s’est mis à parler de Nico. Il nous a dit : regardez qui n’est pas ici. Regardez qui nous a abandonnés. Qui nous a trahis . »
Kessler avait raison à propos de DeCarlo. Il l’avait bien cerné. Le suicide ne correspondait pas au profil, mais ceci, oui : la dynamique en groupe/hors groupe. Des jeux cruels. Des tests de loyauté. Et la drogue, bien sûr, Big Pharma et son talent pour la cuisine chimique. Il avait pris la résolution de tuer tous ses anciens camarades de conspiration – il était en train de le faire en ce moment même, chargeant joyeusement le thé de tous –, mais d’abord il allait s’amuser un peu.
« Continue, je t’en prie. »
Jean me regarde d’un air impuissant, pitoyable. Elle voudrait désespérément mettre fin à cette conversation, éviter d’aller jusqu’au bout. Juste reposer en paix comme l’agent Kessler, attendre la fin.
Je me vois moi-même, une émanation de moi, sortir de mon corps, courir lui chercher une couverture, la soulever doucement, lui apporter de l’eau, la protéger. Une jeune fille, récemment traumatisée, recroquevillée de terreur sur le sol, dehors. Mais ce que je fais, c’est rien, ce que je fais c’est rester planté là, les poings serrés sur mes armes, en attendant qu’elle poursuive.
« Le reste. Raconte-moi le reste.
— Il, euh… il m’a regardée. M’a regardée, moi . Et m’a dit que j’étais la pire. La plus faible. Et il m’a dit ce que je… ce que j’avais à faire. Pour gagner ma place . »
Ses lèvres se retroussent, son visage se pince. Ses mots sont des pierres émoussées, qu’elle crache une par une. « J’ai dit : “Je ne peux pas.” Il m’a répondu : “Alors salut, et bonne chance. On se fera une joie de boire ta ration d’eau, petite sœur. Et de manger ta ration de bouffe.” » Elle ferme les yeux et je vois les larmes monter sous ses paupières. « J’ai cherché le regard des autres, pour trouver de l’aide… ou de la pitié, ou… »
Elle baisse la tête. Elle n’a reçu aucune aide et aucune pitié. Ils avaient peur comme elle, tous autant qu’ils étaient, Tick, Valentine, Little Man, sa vieille copine Sailor, son pote Delighted, tous aussi terrifiés et perdus, tous fermement tenus dans la poigne de leur leader. À une semaine de l’impact, et vivement conscients de l’état d’isolement qu’ils avaient atteint, tandis que le monde se réduisait peu à peu à une tête d’épingle, comme le cercle noir à la fin d’un dessin animé Looney Tunes. Et pendant ce temps, leur meneur et protecteur retirait ses couches comme des peaux d’oignon pour leur révéler son noyau dur de cruauté.
Donc, Astronaut dit à Jean de partir, il lui dit « lève-toi », et elle obéit, elle se lève, elle s’en va… et tout en me racontant cette histoire, elle se dissout. Elle voit ce souvenir se compléter en sortant des brumes de l’oubli, et cela la tue , je le vois clairement. Chacune de ses phrases la tue un peu plus. Chacun de ses mots.
« J’adorais Nico. C’était mon amie. Mais pendant que je montais les marches, ma tête est devenue… je ne sais pas. Creuse. Il y a eu des cris, des voix bizarres en train de crier, et puis… des rires ?
— Tu hallucinais. Il t’avait droguée. »
Elle hoche la tête. Elle le sait déjà, je crois. Des voix bizarres et des bouffées sombres du cruel courage contenu dans son thé. L’ingrédient secret qu’il y avait mis pour augmenter un peu son divertissement personnel. Son jeu, son poisson d’avril apocalyptique. Étant donné son overdose et les pertes de mémoire consécutives, il doit s’agir d’un hallucinogène, un anesthésiant dissociatif quelconque ; du PCP, peut-être, ou de la kétamine. Mais je ne saurais le dire avec certitude, ce n’est pas mon domaine d’expertise, et si cela pouvait arranger quoi que ce soit je lui ferais une prise de sang, je la piquerais avec une aiguille pour capter toute molécule attardée flottant encore dans ses veines. Envoyez-moi ça au labo, les gars !
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