Cortez installant un panneau défense d’entrer ; Cortez reprenant le bail.
« Certainement pas un suicide, lâche abruptement Kessler en entrant dans le garage.
— Hein ? »
Il se racle la gorge. « Les autres, bien sûr. Pour tous les autres, ça me va bien. Ils renoncent à Parry, se rendent peut-être compte qu’ils se sont fait balader. Comprennent peut-être même que DeCarlo est un psychopathe. La vie après l’impact sera violente et brève, bunker ou pas bunker. L’empoisonnement devient un choix raisonnable. »
Il me sort cette tirade comme une mitraillette, à sec, rien que les faits. Il fait exactement ce que j’ai fait après avoir regardé ce qu’il vient de regarder : le visage figé de Nico, le massacre en rouge et noir de sa gorge. Il enveloppe son chagrin dans un ruban marqué « fragile », le noie sous un rythme de policier. Cela me plaît. Je trouve ça apaisant.
« Mais Astronaut ? Non, poursuit-il en secouant la tête. Impossible.
— Tu disais qu’il était dingue. Capable de tout.
— D’accord. Mais pas ça. Capable d’entraîner les autres dans le suicide, oui, mais pas lui. C’est un narcissique de première. Il a des rêves de grandeur à une échelle astronomique. Le suicide ne correspond pas à son profil.
— Le monde a changé.
— Pas tant que ça. »
Je jette un regard vers le tas de gravats. « Mais je… je l’ai vu. Un homme d’âge moyen, chevelure épaisse en désordre, lunettes à monture d’écaille, yeux marron foncé. »
Kesser se rembrunit. « D’où tiens-tu cette description ?
— De Miller.
— Qui ?
— L’amish. Mon témoin. Y avait-il un autre homme dans le groupe qui puisse correspondre à ce signalement ?
— Ce serait étonnant. Mais possible. On a fait de notre mieux pour garder le compte, mais il y avait beaucoup d’allées et venues. Tout ce que je sais, c’est qu’il n’y a pas de scénario dans lequel Anthony DeCarlo se suicide. »
Je pivote vers la cage d’escalier obstruée par les gravats. Cette idée, l’idée que j’aie procédé à une identification erronée, là-dessous, l’idée que l’assassin de ma sœur puisse être encore en vie… elle scintille en moi comme une veilleuse. Je me baisse sans y penser et fais rouler un bloc oblong du sommet du tas, puis un autre.
« Alors tu penses qu’il est là-dessous ? dis-je à Kessler.
— Oh, oui, j’espère. » Il me rejoint, met un genou au sol pour m’aider, soulève un bloc en grognant sous l’effort. « Parce que je me ferais une joie de le buter. »
* * *
Pendant que l’agent Kessler et moi-même dégageons l’entrée de l’escalier, tandis que nous retirons les blocs un par un et que les contractures s’accumulent dans mes épaules et dans mon dos, mes pensées s’envolent de mon corps pour faire le tour de la planète, survolant des paysages lointains tel un fantôme de conte de fées, errant de par le monde. Partout, il y a des gens en train de prier, en train de lire des histoires à leurs enfants, des gens portant des toasts ou faisant l’amour, recherchant désespérément le plaisir ou la satisfaction dans les dernières heures d’existence, minces comme du papier de soie. Et moi je suis là, voilà où est Palace, jusqu’aux genoux dans une fosse de gravats à côté d’un inconnu, creusant et creusant, forant à l’aveuglette comme une taupe, vers ce qu’il y a derrière.
Une fois le passage dégagé, nous descendons, et le mince escalier métallique tremble sous nos pas comme avant. Je passe en premier, suivi de l’agent Kessler.
Dans le couloir, en bas, j’allume la torche Eveready et éclaire dans les coins. Tout est comme avant : le noir, le silence, le froid. Le sol en ciment, les murs en ciment, la bizarre odeur chimique.
Kessler trébuche sur quelque chose et envoie des cailloux rebondir et rouler. Je me retourne pour lui faire signe de ne pas faire de bruit, et il se renfrogne et me retourne mon geste : une paire de professionnels du maintien de l’ordre, complètement débraillés, engagés dans un duel de hiérarchie, un spectacle idiot et sombre.
Je flaire l’atmosphère. Pareil, tout est pareil qu’avant, mais sans l’être ; l’impression est différente. L’air a été dérangé, je ne sais comment. Les mêmes ténèbres, avec des ombres nouvelles.
Nous traversons la petite chaufferie et braquons nos lampes sur les trois portes : dames, réserve, et la porte au graffiti.
« Les corps ? souffle l’agent Kessler. Palace ?
— Une seconde », dis-je tout bas, les yeux rivés sur la porte de la réserve, qui est ouverte, ouverte à un angle d’environ vingt-cinq degrés. Elle est même coincée en position ouverte, maintenue en place par une boîte de macaronis au fromage aplatie et pliée pour faire cale. J’avance d’un pas vers cette porte, l’arme sortie. Cortez m’a très clairement fait part de ses intentions : rester dans cette pièce pendant six mois après le grand boum, puis sortir voir à quoi ressemble le monde extérieur. Et pourtant, voici la porte, volontairement ouverte. La question est pourquoi, la question est toujours pourquoi.
« Cortez ? »
Je laisse ma voix voyager vers la porte. Je m’en approche encore d’un pas.
« Eh, Cortez ? »
Kessler articule quelque chose en silence dans le noir. Je m’approche encore un peu, plisse les yeux, et il tient sa lampe en l’air pour répéter, en articulant exagérément : « On s’en tape. »
Bien. Il a raison. On s’en tape, de l’autre. J’éclaire la porte marquée dames, envoie un signe de tête à Kessler, qui me répond de même et entre. Je jette un nouveau regard vers la réserve, assailli par de sombres vagues d’angoisse, puis j’emboîte le pas à Kessler.
« Putain, lâche-t-il, tout haut cette fois. Putain de Dieu. »
Je le dépasse pour entrer dans le sinistre musée de cire. Je respire lentement, en tâchant de ne pas me laisser atteindre par l’air pourrissant ni par les corps semblables à des mannequins de vitrine, avachis les uns contre les autres comme des bougies en train de fondre. Valentine et Tick main dans la main, Delighted avec sa cape à paillettes. Sailor/Alice, les jambes croisées avec élégance. Tous, le regard voilé, les joues figées et livides, la bouche ouverte comme s’ils voulaient boire encore. Jordan se déplace dans la pièce comme je l’ai fait avant lui, découvrant ce spectacle atroce par fragments morcelés, marmonnant « mon Dieu » et secouant la tête avec gêne. Un stagiaire de services techniques. Un gosse.
Mais il se ressaisit – vite, plus vite que moi. Il commence à identifier les corps à mesure qu’il les trouve, en déclinant les noms de code que je connais déjà – Delighted, Tick, Valentine et Sailor sous la table – et en ajoutant d’autres que je n’avais pas encore entendus.
« Elle, c’est Athena, dit-il de la fille aux joues rondes qui tourne à moitié le dos à Delighted. Assistante vétérinaire. De Buffalo. Delighted s’appelle Seymour Williams, au fait. Auxiliaire juridique à Evanston. Son père était proprio d’une boutique de fringues. » Le blond baraqué avec la balafre est Kingfisher. Les autres femmes sont Atlantis, Permanent et Firefly. Le gros bonhomme est Little Man, comme je m’en doutais. « Pas d’Astronaut, conclut Kessler.
— Il est là-bas dans le fond. »
J’avance dans le noir pour le trouver, et c’est sur Cortez que je tombe. Il gît à moitié retourné, le corps en partie dissimulé par la porte ouverte, le bras droit curieusement replié sur le torse, comme si on l’avait fait rouler jusque-là et jeté comme un vieux tapis.
Et sa tête… Je l’éclaire avec la lampe : touché en pleine face.
« Palace ? »
Je me ressaisis tandis que les conclusions se précipitent dans ma tête, en succession rapide, comme des clés tournant dans une série de serrures : Cortez a été tué récemment, au cours des dernières vingt-quatre heures, c’est la première idée qui me vienne, donc il s’agit d’un nouvel homicide, donc le tueur est encore en vie – et puisque Cortez a obstrué l’escalier derrière lui, le tueur est ici avec nous, le tueur est tout proche.
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