Il aurait dû passer beaucoup de temps derrière les barreaux, au fil des années, mais il avait le chic pour s’entourer d’acolytes à qui confier le sale boulot : des hommes plus jeunes et surtout beaucoup de jeunes femmes, qui récoltaient fréquemment des peines de prison pour possession, pour vente, tout ce qu’il aurait fait lui-même sinon. Un officier de conditionnelle faisait amèrement remarquer, quelque part dans son épais dossier, qu’il « aurait fait un grand meneur d’hommes, dans d’autres circonstances ».
Voilà que là-dessus, justement, les circonstances ont changé, et pas qu’un peu. L’astéroïde est apparu, transformant la vie des malfrats et des dealers tout comme celles des policiers, des actuaires et des patriarches amish. À l’époque où la probabilité de collision entre Maïa et la Terre est montée à dix pour cent, Anthony Wayne DeCarlo vivait dans un appartement en rez-de-jardin de Medford, dans le Massachusetts, et il est devenu Astronaut : meneur d’hommes, instigateur de réseaux conspirationnistes, sauveur de l’humanité.
Pour un esprit jamais en repos, paranoïaque et angoissé comme celui de DeCarlo, Maïa était la réponse à une prière qu’il ignorait même avoir prononcée ; un panier dans lequel mettre une vie entière d’énergie contestataire. Tout à coup, le voilà debout sur une caisse renversée dans Boston Common, porte-voix charismatique de la théorie de la conspiration gouvernementale, prêcheur de coin de rue armé d’une poignée de « découvertes » scientifiques douteuses et d’un flingue enfoncé dans sa poche arrière. Et il attire toute une nouvelle constellation de suiveurs : des jeunes, paniqués par la mort qui file dans le ciel et désireux d’y faire quelque chose, n’importe quoi.
Ils sont tombés dans le panneau. Ma sœur est tombée dans le panneau. Et ce n’est pas difficile de voir pourquoi, ça n’a jamais été difficile à comprendre. L’alternative, c’était de croire ce que lui répétait son frère le flic, barbant, sérieux, sentencieux : on est foutus. Il n’y a pas d’espoir. La vérité est vraie. Les Astronaut du monde vendaient une meilleure histoire, bien plus facile à encaisser. C’est un piège. Les richards et les pleins aux as, ils veulent notre mort.
Mensonges, mensonges, rien que des mensonges !
C’est à peu près à ce moment-là, en fin d’automne l’an dernier, que le FBI commence à surveiller Anthony Wayne DeCarlo, alias Astronaut. Le FBI, comme la plupart des agences fédérales, souffre d’une pénurie de personnel, étant donné que les agents démissionnent en masse pour aller vivre leurs derniers rêves variés. Pour ceux qui sont encore au bureau, une grosse partie de la charge de travail de l’an dernier a consisté à garder un œil sur des sales types comme DeCarlo, les terroristes, psychopathes et crétins ordinaires à qui Maïa a offert un nouveau bail sur la vie, tous ces types qui n’avaient à la bouche que des violences contre l’État, que leurs projets pour exposer aux yeux de tous la grande mascarade : les dirigeants avaient inventé cette histoire d’astéroïde, les dirigeants dissimulaient la vérité sur l’astéroïde, les dirigeants avaient fabriqué l’astéroïde. Tout ce que vous voulez, c’est au choix.
Astronaut et sa bande n’étaient même pas dans le top 30, en termes de menace digne d’attention, jusqu’au jour où un jeune nommé Derek Skeve s’était fait prendre à pénétrer par effraction dans un poste de la Garde nationale du New Hampshire. Soumis à un interrogatoire, il avait avoué que c’était son épouse toute récente qui l’avait incité à se lancer dans cette dangereuse mission.
« C’était Nico qui l’avait envoyé là-bas, tu comprends ? Elle l’a sacrifié, me dit Jordan qui ne s’appelle pas réellement Jordan. C’est ce que l’on avait exigé d’elle. Pour prouver sa loyauté envers Astronaut, envers l’organisation, envers les buts de l’organisation. »
Jordan s’appelle en réalité l’agent Kessler ; William P. Kessler Jr. Ma tête s’emplit d’informations nouvelles, et à grande vitesse.
« DeCarlo adore jouer ce genre de tours cruels à ses hommes : tester la fidélité, la dynamique de groupe et hors groupe. Il le faisait déjà quand il trafiquait de la drogue : poussez un junkie à abattre une hache sur un autre, et voilà, le junkie vous appartient pour la vie. Il s’est servi des mêmes ficelles pour monter son nouveau groupe de conspirateurs. »
L’agent Kessler appartient au FBI. Il était stagiaire aux services techniques, à ce qu’il m’a dit, et a vite été promu au rang d’agent de terrain, tout comme moi-même j’ai vite été promu inspecteur quand tout le monde a démissionné ou disparu. La conspiration d’Astronaut a été sa première affaire – « je travaille encore dessus, pour tout dire », précise-t-il en levant les yeux vers le drapeau et la pelouse miteuse du commissariat de Rotary.
Il a suffi de dix minutes de numéro du gentil flic/méchant flic pour que Skeve commence à bavasser à propos de bases lunaires, et l’équipe de Kessler a tout de suite reconnu en lui un crétin inoffensif. Mais ensuite, ils ont mis la main sur un autre naïf envoyé à l’abattoir par Astronaut, et compris ce que le bonhomme cherchait réellement : des armes nucléaires. Alors, ils ont décidé de les lui donner. Kessler a donc endossé le rôle de Jordan Wills, un provocateur content de lui et blagueur, en Ray Ban de pacotille.
« Je me suis pointé chez le mec en pleine nuit, continue Jordan/Kessler. Et je lui ai débité une histoire à dormir debout. Comme quoi j’étais un ancien enseigne des marines . “J’ai mis la main sur un tas de documents, sur un savant qui a un plan diabolique. J’ai entendu parler de ton groupe… tu es le seul à pouvoir nous aider. Vous êtes les seuls !”
— Et il a marché !
— Oh ! Il a couru. On lui a dit qu’il y avait d’autres équipes, réparties dans tout le pays. On lui a donné le rôle précis que ses potes et lui devaient jouer. Et vroum, les voilà partis. À chercher les bombes imaginaires partout où je leur disais de chercher. Par monts et par vaux, comme on dit. Pendant ce temps-là, ils ne tuaient personne. Et ils ne trouvaient pas les vraies bombes. C’était une manière de les occuper, quoi. »
J’écoute. Je hoche la tête. C’est bien, c’est une bonne histoire. Le genre d’histoires que j’aime, l’histoire d’une opération de maintien de l’ordre bien conçue et bien exécutée, menée à bien par des agents diligents restant au travail pour assurer la sécurité des bonnes gens, même dans les circonstances les plus difficiles. Un leurre à long terme, avec une intention claire et une stratégie simple : identifier les membres d’une organisation, les occuper, alimenter le feu de leur espoir fou. Cependant, cette histoire touche un point sensible en moi, vraiment. J’écoute, et de temps en temps je reprends ma tête entre mes mains tandis que les larmes roulent autour de mes doigts.
Kessler et ses collègues ont fourni à Astronaut tout le décorum nécessaire pour les convaincre, lui et sa bande, qu’ils étaient impliqués dans une conspiration réelle. Accès à Internet et équipement de communication, documents d’aspect officiel à en-tête de la NASA et de la Naval Intelligence. Et bien sûr, le top du top de l’accessoire : un Seahawk SH-60, hélicoptère bimoteur de portée médiane, qu’un collègue de Kessler a réussi à emprunter à une division de la Navy qui venait d’être rapatriée d’une mission de maintien de la paix, désormais obsolète, dans la corne de l’Afrique.
Tous ces éléments qui m’avaient porté à me demander, aux heures les plus sombres, si ce n’était pas moi qui me trompais, si la vérité était réellement la vérité. Tout avait l’air vrai parce que tout était fait pour.
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