Rester et se battre ; se battre et mourir. Il n’y avait pas d’autre solution.
Salaman ne pensait pas que les hjjk leur voulaient vraiment du mal. Il avait acquis à l’occasion de son unique rencontre avec un représentant du peuple des insectes, peu de temps après la sortie du cocon, la conviction que les hjjk étaient des êtres froids, incapables d’éprouver des sentiments aussi irrationnels que la haine, la convoitise ou le désir de vengeance. Ceux qui avaient attaqué le village s’étaient battus d’une manière étrangement détachée, impersonnelle, sans se soucier de leur vie, ce qui ne faisait que renforcer l’opinion de Salaman. La seule chose qui intéressait les hjjk était de maintenir leur domination. Leur déplacement en masse semblait n’être cette fois qu’une gigantesque migration et la Cité de Yissou, qui se trouvait par hasard sur leur route, représentait pour eux une atteinte indéterminée mais indiscutable à leur suprématie. Ils tenaient donc à se débarrasser de cette présence gênante. C’était tout. Ils subiraient probablement de très lourdes pertes, mais leur nombre leur permettrait d’arriver à leurs fins.
Le plan d’Harruel consistait à placer tous les défenseurs, à l’exception des enfants et de Galihine, sur le rebord du cratère pour y attendre l’ennemi. Quand la pression des assaillants se ferait trop forte, ils reculeraient jusqu’à la zone boisée qui longeait le bord du cratère en essayant de tuer tous les hjjk qui auraient réussi à franchir la barricade de branchages et de lianes épineuses élevées à la hâte sur le pourtour du cratère. Si les assaillants étaient trop nombreux à franchir l’obstacle, les défenseurs battraient en retraite jusqu’à la palissade entourant le village. Dans le cas où la situation deviendrait encore plus grave, soit ils se retrancheraient à l’intérieur du camp retranché, soit ils suivraient la piste du sud pour s’éparpiller dans la forêt et se cacher en attendant que l’ennemi ait levé le siège.
Salaman trouvait tous ces stratagèmes ridicules, mais il n’avait pas de meilleure idée.
— Tout le monde au bord du cratère ! hurla Harruel d’une voix puissante. Yissou ! Yissou ! Que les dieux nous protègent !
— Viens, dit calmement Salaman à Weiawala. Allons prendre notre poste.
Il avait demandé et obtenu la défense du secteur le plus proche de l’éminence du haut de laquelle il avait eu ses visions de la horde ennemie en marche. Ce lieu l’attirait tout particulièrement et, comme il ne faisait aucun doute dans son esprit qu’il allait périr comme tous ses compagnons dès la première charge des hjjk, il avait choisi cette partie du cratère pour tomber au champ d’honneur.
Salaman et Weiawala s’arrêtèrent au bord du cratère, juste devant l’enchevêtrement des lianes et de branches épineuses destiné à ralentir l’avance des hjjk et qu’ils avaient si péniblement entassées les jours précédents. Mais il éprouva soudain un élan de curiosité, une irrésistible impulsion digne de Hresh. Il bondit pardessus le rebord et commença à se frayer un chemin dans les ronces.
— Qu’est-ce que tu fais, Salaman ? cria Weiawala. Il ne faut pas aller là-bas !
— J’ai quelque chose à voir… Regarder une dernière fois…
Elle lui cria autre chose, mais sa voix fut emportée par le vent.
Salaman était maintenant de l’autre côté de la barrière de ronces. Il se mit à courir vers l’éminence. Quand il atteignit le sommet en trébuchant, il était hors d’haleine.
De là il découvrait tous les environs.
Au sud se trouvaient des collines verdoyantes ; à l’ouest, au loin, la mer déroulait son ruban d’argent sous le soleil ; au nord, sur un haut plateau s’étendant jusqu’à l’horizon, il vit l’armée des envahisseurs. Ils étaient encore à une heure de marche, peut-être deux, mais ils se dirigeaient droit sur la vaste prairie abritant le cratère. Et ils étaient innombrables. Vermillons et hjjk, hjjk et vermilions, une interminable cohorte s’étirant au nord vers les lointains et dont Salaman ne voyait pas la fin. La colonne centrale, composée de vermilions avançant en rangs serrés, chaque animal ayant le nez contre la queue de celui qui le précédait, était encadrée par deux colonnes plus larges de hjjk. Deux autres colonnes de vermilions protégeaient les flancs de la troupe en marche. L’avance lente et régulière des insectes et des monstrueux animaux avait quelque chose d’inexorable.
Salaman leva son organe sensoriel et projeta sa seconde vue pour affiner sa perception de l’armée ennemie. Il fut aussitôt frappé par la puissance écrasante qui se dégageait d’elle et le poids affolant de cette multitude.
Mais qu’était-ce donc ? Il percevait maintenant quelque chose de déroutant, de discordant, qui se mêlait aux puissantes émanations de l’armée d’invasion. Très perplexe, Salaman se tourna vers la droite et scruta l’immense forêt qui s’étendait sur une grande partie de la distance séparant la Cité de Yissou de Vengiboneeza.
Quelqu’un venait de cette direction.
Salaman s’efforça de pousser sa seconde vue jusqu’à sa limite. Étonné, incrédule, il chercha à localiser la source de cette sensation. Il alla chercher plus loin… et encore plus loin…
Il perçut une émanation puissante et rayonnante dans laquelle il reconnut l’âme de Hresh-qui-a-les-réponses.
Puis il reconnut successivement Taniane, Orbin et Staip. Haniman et Boldirinthe.
Praheurt. Moarn. Kreun.
Par tous les dieux ! Étaient-ils donc tous là ? La tribu tout entière avait-elle quitté Vengiboneeza ? Et se dirigeait-elle vers la Cité de Yissou ?
Mais il ne percevait pas la présence de Torlyri ni celle de Koshmar et cela le laissa perplexe. Mais il reconnaissait maintenant tous les autres, les dizaines d’autres, tous ceux qui avaient quitté le cocon avec lui quand était venu le temps du Départ. Ils étaient tous là et tous venaient par ici.
Incroyable. Ils arrivaient tous pour se faire balayer par l’armée des hjjk. Nous sommes partis ensemble, songea Salaman, et c’est ensemble que nous mourrons.
Par tous les dieux ! Pourquoi arrivaient-ils maintenant ? Pourquoi ce jour-là ?
Plusieurs semaines après la proclamation de Koshmar, le moment de quitter Vengiboneeza était enfin arrivé, comme un coup de tonnerre retentissant longtemps après un éclair dévastateur. Après toutes ces semaines d’un travail éreintant, au terme desquelles tout le monde commençait à se demander si les préparatifs finiraient un jour, l’heure du départ avait enfin sonné. Ce qui n’avait pas été fait ne le serait jamais. Le Peuple était prêt pour un nouveau Départ.
Taniane portait le masque de Koshmar, le nouveau masque confectionné par Striinin, l’artisan de la tribu. Une mâchoire puissante, des lèvres charnues, des pommettes très saillantes, un masque de bois bruni, sombre et luisant, à la ressemblance non du visage du chef défunt, mais de son âme indomptable, dans lequel les yeux noirs et pénétrants de Taniane brillaient comme deux petits carreaux. Taniane tenait à la main gauche le Bâton du Départ que Boldirinthe avait retrouvé parmi les reliques du premier voyage à travers le continent et dans l’autre main la lance de Koshmar à la pointe d’obsidienne.
— Combien de temps reste-t-il avant le lever du soleil ? demanda-t-elle en se tournant vers Hresh.
— Encore quelques minutes.
— Dès la première lueur du jour, je brandirai le Bâton du Départ. Si quelqu’un semble hésiter, demande à Orbin de l’aiguillonner.
— Il est déjà en train de s’assurer que tout va bien.
— Où est Haniman ?
— Avec Orbin, répondit Hresh.
— Demande-lui de venir.
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