Mais, au bout d’un certain temps, elle les lâcha et poussa Taniane au milieu de la tribu.
La jeune fille était radieuse.
— Il y aura une cérémonie ce soir, annonça Torlyri d’une voix forte et claire. D’ici là, votre nouveau chef accepte votre fidélité et vous remercie pour votre affection. Elle parlera avec chacun de vous.
Puis elle se tourna vers Hresh et ajouta à voix basse :
— Viens. Nous devons y retourner.
Ils repartirent dans la maison. Koshmar semblait dormir. Torlyri se baissa pour ramasser l’amulette de Thaggoran et elle la glissa dans la main de Hresh. Il ne s’en était séparé que quelques heures.
— Tiens, dit-elle. Tu en auras besoin pendant le voyage.
— Je pense qu’il faudrait reporter le départ, dit Hresh. Nous devons prendre le temps d’accomplir les rites funèbres et de porter Koshmar en terre comme il convient.
— Tout cela sera fait d’ici ce soir, dit Torlyri, et il ne sera pas nécessaire de reporter le départ. J’ai initié Boldirinthe aux tâches de la femme-offrande, poursuivit-elle après un silence. Demain, je l’admettrai à la connaissance des mystères et des rites secrets. Et puis vous pourrez vous mettre en route.
— Que veux-tu dire, Torlyri ?
— Je vais rester ici, chez les Beng. Je vais unir ma destinée à celle de Trei Husathirn.
Hresh ouvrit la bouche pour parler, mais il ne trouva rien à dire.
— Si Koshmar était encore des nôtres, je serais peut-être partie avec vous, reprit Torlyri. Mais elle n’est plus et je me sens libérée. Comprends-tu cela ? Je vais donc rester. Comme Trei Husathirn ne peut abandonner son peuple, c’est moi qui vais vivre au milieu d’eux. Mais, tous les jours, je dirai la prière du matin pour vous, comme si je voyageais avec vous. Où que tu ailles, Hresh, sache que je veillerai toujours sur toi. Sur toi et sur toute la tribu.
— Torlyri…
— Ne dis rien. Pour moi, les choses sont très claires.
— Oui, je comprends. Mais, sans toi, ce sera plus difficile.
— Crois-tu que ce sera facile pour moi, quand je ne verrai plus aucun de vous ?
En souriant, elle lui fit signe de s’approcher et il se jeta dans ses bras. Il s’étreignirent longuement, passionnément, comme une mère et un fils, ou peut-être comme deux amants. Torlyri se remit à sangloter, mais elle s’arrêta très vite, juste à temps, car il était sur le point de fondre en larmes à son tour.
— Et maintenant, dit Torlyri en le lâchant, laisse-moi un peu seule avec Koshmar. Nous nous retrouverons après pour mettre au point les nouveaux rites. Rendez-vous au temple, dans deux heures. Tu y seras ?
— Oui. Au temple. Dans deux heures.
Hresh ressortit une nouvelle fois dans le soleil. De l’autre côté de l’esplanade, Taniane était entourée par une quinzaine de membres de la tribu. Ils étaient tout près d’elle, mais pas trop, comme s’ils redoutaient une flambée d’exaltation de sa part. Taniane portait encore le masque de Koshmar. L’esplanade était baignée par l’ardent soleil de midi qui consumait toute l’ombre et la chaleur semblait devenir de plus en plus forte. Derrière lui le corps inerte de Koshmar était étendu sur son lit de mort et Torlyri, la tête baissée, s’abandonnait à son chagrin. Hresh tourna vers la gauche et vit quatre immenses vermilions pénétrer de leur pas lent et pesant dans le campement. Trei Husathirn chevauchait l’animal de tête. Demain, nous partirons, songea-t-il, et plus jamais je ne reverrai Koshmar ni Torlyri ni Noum om Beng ni les tours de Vengiboneeza. Mais cela lui semblait bien. Il avait dépassé les limites de la fatigue pour aborder une zone de calme absolu.
Il rentra chez lui et sortit le Barak Dayir de sa bourse. Il le garda longuement dans le creux de sa main et lui demanda de lui donner de la force. Il avait été créé par les humains et ne venait donc pas des étoiles. C’est ce que Noum om Beng lui avait dit. Un objet d’avant la Grande Planète.
Hresh le contempla attentivement, s’efforçant de découvrir les marques de son grand âge dans la complexité des lignes entrecroisées qui sillonnaient sa surface, à l’éclat chaud de la lumière qui l’éclairait de l’intérieur. Il effleura la pierre de son organe sensoriel et la musique l’enveloppa aussitôt. Son esprit s’éleva lentement, régulièrement, jusqu’à ce qu’il se trouve assez haut pour dominer toute la contrée environnante. Il pouvait voir de tous les côtés à la fois et, au début, tout lui parut merveilleux et mystérieux. Puis il parvint à contenir son émerveillement, à ne plus considérer qu’une partie de l’ensemble et enfin à trouver un sens à ce qu’il contemplait. Son regard se porta vers le sud et il vit le rebord d’un cercle parfait s’élevant au milieu d’une prairie et, à l’intérieur de ce cercle, un petit village. Il reconnut Harruel dans ce village, puis Minbain, sa mère, Samnibolon, son demi-frère, et tous ceux qui avaient lié leur destin à celui d’Harruel le Jour de la Séparation. Et ce village, ils l’avaient baptisé la Cité de Yissou. Hresh savait tout cela grâce au pouvoir du Barak Dayir. Puis son regard se tourna dans la direction opposée, très loin au nord, vers l’endroit où il savait qu’il devait regarder afin de voir ce qu’il devait voir. Et il distingua un gigantesque troupeau de vermilions en marche, qui se dirigeait vers le sud et qui faisait trembler le sol comme si les dieux eux-mêmes l’avaient martelé à coups de poing. Au milieu des vermilions il distingua des hjjk, toute une formidable armée de hjjk, qui se dirigeaient eux aussi vers le sud et dont la route allait inéluctablement passer par la Cité de Yissou. Hresh hocha lentement la têter. Bien sûr, songea-t-il. Les dieux qui nous gouvernent ont conçu les choses pour qu’il en aille ainsi et qui peut espérer comprendre les dieux ? Les hjjk sont en marche et le village d’Harruel se trouve juste sur leur chemin. Très bien. Très bien. Il fallait s’y attendre.
Il redescendit de ses hauteurs et lâcha le Barak Dayir. Il demeura tranquillement assis pendant un long moment en songeant que la journée avait déjà été très longue et qu’il n’en était pourtant encore qu’à la moitié. Puis il ferma les yeux et le sommeil s’abattit sur lui comme un couperet.
Salaman avait si souvent vu l’attaque de la Cité de Yissou dans ses visions que, lorsqu’elle se produisit réellement, la scène lui sembla trop familière et ne provoqua pas en lui une très vive émotion. Plusieurs semaines s’étaient déjà écoulées depuis la bataille avec le détachement d’éclaireurs de l’armée des hjjk et, depuis cet affrontement, Salaman s’était rendu tous les jours au sommet de son éminence avec Weiawala et Thaloin pour projeter son esprit au loin afin de suivre l’avance de l’armée ennemie. Et maintenant l’ennemi était si proche qu’on pouvait le distinguer sans l’aide de la seconde vue.
C’est Bruikkos qui donna l’alarme, car, depuis l’attaque des hjjk, Harruel avait posté jour et nuit des sentinelles sur le rebord du cratère.
— Les hjjk ! hurla-t-il en dévalant le sentier qui menait au bord du cratère. Ils arrivent ! Il y en a des millions !
Salaman hocha calmement la tête. Il avait l’impression de n’avoir qu’une pierre dans la poitrine. Il ne ressentait absolument rien. Ni crainte ni envie de se battre ni satisfaction de voir sa prophétie accomplie. Rien. Vraiment rien. Il avait déjà vécu trop souvent ce moment.
— Que va-t-il nous arriver ? demanda Weiawala qui se serra contre lui en tremblant. Allons-nous tous mourir, Salaman ?
— Non, ma bien-aimée, répondit-il en secouant la tête. Chacun de nous tuera dix mille milliers de hjjk et la cité sera sauvée.
Il s’était exprimé d’une voix très calme, totalement dépourvue d’émotion.
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