Hresh se sentait perdu, entraîné dans des domaines dépassant l’entendement, en proie à l’incrédulité, à la confusion et au désespoir.
— Un dieu qui est l’intermédiaire entre nous et les humains ? Mais alors, les humains sont plus puissants que les dieux ?
— Plus puissants que as dieux, mon garçon. Plus que Nakhaba et que les Cinq Déités. Mais pas plus que le Créateur qui leur a donné vie, à eux comme à nous et à tout le reste. Tu vois la hiérarchie ?
Noum om Beng dessinait du bout du doigt en l’air le tableau de cette hiérarchie. Le Créateur était tout en haut, ce sixième dieu sur l’existence duquel Hresh s’était longuement interrogé ; un peu au-dessous venaient les humains ; puis Nakhaba et les Cinq Déités ; et enfin, tout en bas, mais quand même au-dessus des animaux sauvages, se trouvaient les gens du commun, le peuple des cocons, le peuple des velus.
Hresh écarquillait les yeux. Il attendait une révélation, et Noum om Beng lui en avait donné pour son argent. Mais il était incapable de digérer cette révélation, incapable de l’assimiler.
— Vous reconnaissez donc l’existence des Cinq Déités ? demanda-t-il en cherchant à revenir sur un terrain plus familier. Ce sont des dieux pour vous aussi bien que pour nous ?
— Naturellement, dit le vieillard. Nous leur donnons d’autres noms, mais nous reconnaissons leur existence. Comment pourrait-il en aller autrement ? Il doit exister un dieu qui protège, un dieu qui pourvoit et un autre qui détruit, un dieu qui guérit et un autre qui console. Mais aussi un dieu qui intercède.
— Un dieu qui intercède. Oui, sans doute.
— C’est celui dont ton peuple a oublié l’existence. Celui qui occupe une place au-dessus des cinq autres et qui est plus puissant qu’eux. Celui qui parle en notre faveur avec eux.
— Les humains sont donc également des dieux ?
— Non, répondit Noum om Beng. Non, je ne crois pas. Mais qui pourrait le dire ? Seul Nakhaba a déjà vu un humain.
— Je crois en avoir vu un, moi aussi, dit Hresh.
— Ce que tu dis est de la folie, mon garçon ! fit Noum om Beng avec un petit gloussement.
— Non. Dans notre cocon il y avait quelqu’un qui a dormi pendant toute la durée du Long Hiver. Il dormait dans un berceau, dans la salle principale. Nous l’appelions Ryyg, le Faiseur de Rêves. Il avait un corps très allongé, très pâle et tout rose, totalement dépourvu de fourrure. Il avait un crâne très haut au-dessus de son front bombé et des yeux rouges brillant d’un étrange éclat. On disait qu’il avait toujours vécu parmi nous, qu’il était entré dans le cocon dès le premier jour du Long Hiver, au moment de la chute des premières étoiles de mort. On disait aussi qu’il dormirait jusqu’à la fin de l’hiver et que, lorsque le moment serait venu, il se redresserait, il ouvrirait les yeux et il nous annoncerait qu’il fallait quitter le cocon. Et qu’après il mourrait. C’est ce qu’on disait depuis toujours et c’est ce qui était écrit dans les livres de nos chroniques. Et tout cela s’est réellement produit, Père. Je l’ai vu de mes propres yeux. J’étais là le jour où il est sorti de son sommeil.
Noum om Beng le considérait avec un regard étrangement fixe. Tout son visage était figé et ses yeux rouges étincelaient. Le souffle rauque du vieil Homme au Casque se faisait de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’il finisse par évoquer une sorte de halètement animal.
— Je crois que le Faiseur de Rêves était un humain, reprit Hresh. Je crois qu’il avait été envoyé pour vivre au milieu de nous et pour veiller sur nous jusqu’à la fin du Long Hiver. Et quand l’hiver s’est achevé, sa tâche accomplie, il a été rappelé par les siens.
— Oui, dit Noum om Beng qui tremblait comme une corde d’arc trop tendue. C’est sans doute la vérité, mais pourquoi n’avais-je pas compris ? Je dois t’avouer quelque chose, mon garçon : il y avait aussi un Faiseur de Rêves dans notre cocon. Nous ne savions pas quelle sorte de créature cela pouvait être, mais nous aussi, nous en avions un. Il y a bien longtemps, avant ma naissance, si tu peux imaginer un espace de temps aussi long. Et nous avions également ce que tu appelles le Barak Dayir ; nos chroniques en font mention. Mais notre Faiseur de Rêves s’est réveillé trop tôt, quand la planète était encore sous l’emprise des glaces. Il nous a menés hors du cocon, il a péri et les hjjk se sont emparés de notre Pierre des Miracles. Mais Nakhaba nous a bien guidés et nous avons accompli de grandes choses malgré cette perte. Le plus beau est pourtant à venir, mon garçon, car toute la planète sera sous la domination des Beng. Je le vois très clairement. Mais le fait de ne plus être en possession du Barak Dayir nous a singulièrement compliqué la tâche ces dernières années. Alors que ton peuple — toi, mon garçon — étant en possession de la pierre magique…
Noum om Beng n’acheva pas sa phrase et il baissa les yeux.
— Oui ? demanda Hresh. Alors ? Quel est le destin de mon peuple ?
— Qui sait ? dit le vieil Homme au Casque d’un ton soudain très las. Pas moi. Et peut-être même pas Nakhaba. Qui peut se targuer de lire dans le livre du destin ? Je parviens à déchiffrer le nôtre, mais le vôtre est trop obscur. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que notre Faiseur de Rêves pouvait être un humain, poursuivit-il en secouant la tête, mais je vois maintenant que ton hypothèse a de la force, qu’elle a de la valeur. Oui, il doit en avoir été ainsi.
— Je le sais, Père.
— Comment peux-tu le savoir ?
— Grâce à une vision que j’ai eue en utilisant une machine que j’ai découverte dans la ville et qui m’a montré la Grande Planète. Elle m’a montré les yeux de saphir, les végétaux et toutes les autres races. Et elle m’a aussi montré les humains, parcourant les rues où nous sommes. Et les humains étaient exactement comme Ryyg, notre Faiseur de Rêves.
— S’il en est ainsi, dit Noum om Beng, je comprends beaucoup de choses qui demeuraient obscures pour moi.
Hresh fut stupéfait d’être celui qui apportait la lumière à Noum om Beng et non l’inverse. Mais il demeurait assis en silence, tout tremblant.
— Veille jalousement sur ta pierre, mon garçon, dit Noum om Beng. Avale-la, si tu es en danger. Son importance est primordiale. Comme nous n’avons pas su conserver la nôtre, il nous a fallu lutter deux fois plus durement pour conquérir notre grandeur.
— Mais qu’est donc le Barak Dayir ? demanda Hresh. Il paraît que c’est une pierre qui vient des étoiles.
— Non, répondit le vieillard. Elle est d’origine humaine. C’est tout ce que je puis te dire. Sa création remonte encore plus loin que l’époque de la Grande Planète. Je comprends seulement aujourd’hui que c’est un objet fabriqué par les humains qui l’ont remis à notre race et dont les utilisations sont multiples. Je ne les ai jamais connues et tu n’as fait que commencer à les découvrir.
Hresh porta la main à son cou pour toucher l’amulette de Thaggoran, car il sentait la peur et une vive tension l’étreindre, mais il se souvint qu’il l’avait donnée à Koshmar pour qu’elle la soutienne pendant ses derniers moments.
— Je regrette que nous quittions Vengiboneeza si tôt, Père, dit-il.
— Pourquoi ? Le monde s’offre à vous.
— Je préférerais rester ici avec vous et apprendre tout ce que vous pouvez encore m’enseigner.
Noum om Beng se mit de nouveau à rire. Son long bras décharné se leva brusquement et sa main s’abattit sur la joue de Hresh, lui meurtrissant la lèvre.
— Voilà tout ce que j’ai à t’enseigner, mon garçon !
Hresh passa la langue sur sa lèvre inférieure où perlait une goutte de sang.
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