Elle projeta en tâtonnant sa seconde vue à l’extérieur et perçut la présence de Threyne, accompagnée de son fils Thaggoran, qui passaient devant la maison. Koshmar l’appela et s’avança en tremblant jusqu’à la porte, s’agrippant au chambranle et redressant les épaules pour donner l’impression que tout allait bien.
— Tu m’as appelée ? demanda Threyne.
— Oui, j’ai quelque chose à dire à Hresh, fit Koshmar d’une voix rauque et chevrotante. Veux-tu aller le chercher et lui demander de venir.
— Bien sûr, Koshmar.
Mais Threyne hésitait. Elle ne partit pas comme Koshmar le lui avait demandé et le trouble se lisait dans son regard. Elle voit que je suis malade, songea Koshmar, mais elle n’ose pas me demander ce qui ne va pas.
Koshmar regarda le petit Thaggoran. C’était un garçon robuste et timide, aux membres longs et aux yeux brillants. Bien que déjà âgé de plus de sept ans, il restait caché derrière sa mère et dévisageait le chef d’un air inquiet. Koshmar lui sourit.
— Comme il a grandi, Threyne ! s’exclama-t-elle avec toute la chaleur dont elle était capable. Je me souviens bien du jour où il est né. C’était juste avant d’arriver à Vengiboneeza, près du lac où vivait le marcheur sur l’onde. Nous t’avions préparé une couche de feuillages. Torlyri est restée auprès de toi pendant ta délivrance et c’est Hresh qui a donné à ton fils son nom de naissance. T’en souviens-tu ?
Mais Treyne la regardait d’un air bizarre. Koshmar sentit un nouveau spasme lui tordre la poitrine.
Elle doit penser que j’ai le cerveau ramolli pour lui demander si elle se souvient de la naissance de son premier enfant, songea Koshmar. S’efforçant désespérément de maîtriser son tremblement, elle avança la main pour effleurer la joue de l’enfant. Mais Thaggoran se déroba.
— Va me chercher Hresh ! ordonna Koshmar.
Hresh fut anormalement long à venir. Koshmar se dit qu’il était peut-être parti fouiller une dernière fois dans les ruines avant que la tribu quitte Vengiboneeza. Puis il lui revint en mémoire que Hresh avait maintenant une compagne régulière et qu’il n’avait peut-être tout simplement pas envie d’être dérangé pendant un couplage ou un accouplement. Comme il était curieux de songer que Hresh avait une compagne, qu’il s’adonnait au couplage et à tout ce genre de choses. Pour elle, il resterait à jamais le gamin trop curieux qui avait essayé un jour déjà si lointain de se glisser hors du cocon pour apercevoir le fleuve.
Quand il arriva enfin, il avait les yeux rougis et un air hagard semblant indiquer qu’il n’avait pas dormi depuis bien longtemps. Mais dès le premier regard qu’il porta sur Koshmar, il eut un petit hoquet de surprise et retrouva toute sa vivacité, comme si le saisissement éprouvé à sa vue l’avait pleinement réveillé.
— Que t’est-il arrivé ? demanda-t-il aussitôt.
— Rien. Rien. Entre, veux-tu.
— Tu es malade ?
— Non !
Elle vacilla sur ses jambes et faillit tomber.
— Oui, avoua-t-elle dans un murmure.
Hresh la prit par le bras pour la soutenir et la guida jusqu’à un banc de pierre recouvert de fourrures. Elle demeura assise pendant un long moment, la tête baissée, parcourue de longs frissons tandis que des vagues de douleur se propageaient dans tout son corps.
— Je vais mourir, dit-elle calmement.
— C’est impossible !
— Veux-tu essayer de te glisser dans mon esprit pour ressentir ce que je ressens ? Tu sauras la vérité.
— Laisse-moi aller chercher Torlyri, dit Hresh, sans dissimuler son inquiétude.
— Non ! Pas Torlyri !
— Elle connaît l’art de guérir.
— Je le sais bien, mon garçon. Mais je ne tiens pas à ce qu’elle exerce ses compétences sur moi.
Hresh s’accroupit devant Koshmar et essaya de la regarder au visage, mais elle refusa d’affronter son regard.
— Non, Koshmar ! Non ! Tu as encore des forces. Tu peux guérir, à condition d’accepter…
— Non.
— Torlyri sait-elle à quel point tu es malade ?
— Comment veux-tu que je le sache ? demanda Koshmar en haussant les épaules. Torlyri a l’esprit pénétrant. Mais je n’en ai jamais parlé à personne et surtout pas à elle.
— Depuis combien de temps es-tu malade ?
— Un certain temps, répondit Koshmar. Mon état a lentement empiré.
Elle releva brusquement la tête et sembla retrouver une partie de son énergie.
— Mais je ne t’ai pas demandé de venir pour parler de ma santé, dit-elle d’une voix plus forte.
— Je m’y connais moi-même un peu en matière de soins, poursuivit Hresh en secouant violemment la tête. Si tu ne veux pas que Torlyri soit au courant, c’est ton affaire. Rien ne t’oblige à faire appel à elle. Mais laisse-moi essayer de chasser ta maladie. Laisse-moi invoquer Mueri et Friit. Laisse-moi faire ce que tu aurais dû faire toi-même.
— Non.
— Pourquoi ?
— Mon heure est venue, Hresh. Qu’il en soit ainsi. Je ne quitterai pas Vengiboneeza quand la tribu partira.
— Bien sûr que si, Koshmar !
— Je t’ordonne de cesser de me dire ce que je ferai !
— Mais comment pourrons-nous t’abandonner ici ?
— Je serai morte, répondit Koshmar. Ou sur le point de mourir. Tu diras les paroles de mort sur mon corps et tu lui trouveras un lieu de repos. Puis vous partirez tous. C’est compris, Hresh ? C’est le dernier ordre que je donnerai : la tribu doit quitter cette ville. Mais je le donne en sachant que je ne serai pas parmi vous le moment venu. Tu as passé toute ta vie à me désobéir, mais j’espère que tu respecteras mes dernières volontés. Je ne veux ni pleurs ni tapage. J’ai dépassé la limite d’âge ; mon jour de mort est proche.
— Si seulement tu acceptais de me dire ce dont tu souffres, pour que je puisse essayer…
— Ce dont je souffre, Hresh, c’est d’être en vie. Le remède me sera bientôt fourni. Si tu dis un mot de plus, je te destitue de ta charge de chroniqueur, pendant que je détiens encore l’autorité. Tu vas te taire maintenant ? J’ai un certain nombre de choses à te dire tant que j’ai la force de le faire.
— Je t’écoute, dit Hresh.
— Le voyage que la tribu va entreprendre sera très long et il vous conduira à l’autre bout de la planète. La sagesse de la mort me permet de le deviner. Pour un voyage d’une telle durée, vous ne pourrez pas tout transporter à dos d’homme, comme nous l’avons fait après avoir quitté le cocon. Va voir les Beng, Hresh, et demande-leur de vous céder quatre ou cinq jeunes vermilions que vous utiliserez comme bêtes de somme. S’ils sont nos amis, comme ils le proclament si fort, ils te les donneront. Mais s’ils refusent, demande à Torlyri de convaincre son amant Beng d’en voler quelques-uns. Assure-toi qu’il y ait à la fois des mâles et des femelles, afin qu’ils puissent se reproduire.
— Cela ne devrait pas poser trop de problèmes, dit Hresh en inclinant la tête.
— Non, pas pour toi. Ensuite, il vous faudra un nouveau chef. Tu la choisiras avec Torlyri. Il faut prendre quelqu’un d’assez jeune, de très volontaire et également de très robuste, car il faudra guider la tribu au milieu des périls et pendant de longues années.
— As-tu un nom à proposer, Koshmar ?
Koshmar parvint à esquisser un sourire fugace.
— Ah ! Hresh ! Tu seras donc sournois jusqu’au bout ! Avec quel respect tu demandes à une moribonde de faire son choix, alors que je sais fort bien que le choix est déjà fait !
— Je te l’ai demandé en toute honnêteté, Koshmar.
— C’est vrai ? Eh bien, je vais te répondre sur le même ton et te dire ce que tu sais déjà. Il n’y a dans la tribu qu’une seule femme ayant l’âge voulu et possédant la force de caractère requise. C’est Taniane qui me succédera.
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