Elle a risqué sa vie, puis elle me reproche de ne pas être en colère. Un système pour capter l’attention ? Depuis combien de temps fait-elle cela ?
N’importe qui mourrait jeune, avec de telles habitudes !
« Mais pas elle », dit Louis Wu. « Pas…, »
Ai-je peur de Teela Brown ?
« Ou suis-je dingue, finalement ? » C’était arrivé à d’autres, à son âge. Un homme aussi vieux que Louis Wu avait vu des choses impossibles arriver trop souvent. Pour un tel homme, la ligne entre fantasme et réalité se brouillait parfois. Il pouvait devenir ultra-conservateur, rejetant l’impossible même lorsque c’était devenu un fait établi… comme Kragen Perel, qui refusait de croire au servo-propulseur parce qu’il violait la seconde loi du mouvement. Ou il pouvait croire n’importe quoi… comme Zéro Hale, qui achetait continuellement de fausses reliques des Négriers.
Des deux côtés, c’était la décrépitude et la folie.
« Non ! » Lorsque Teela Brown échappe à une mort certaine en se cognant la tête sur le tableau de bord de son cycloplane, c’est plus qu’un coïncidence !
Mais alors, pourquoi le Menteur s’était-il écrasé ?
Une pointe argentée apparut entre Louis et la tache brillante plus petite, sur sa droite. « Bienvenue », dit Louis.
— « Merci », dit Nessus. Il avait dû utiliser la propulsion de secours, pour les rattraper aussi vite. Il y avait seulement dix minutes que Parleur avait formulé son invitation.
Deux têtes triangulaires, petites et transparentes, observaient Louis au-dessus du tableau de bord. « Je me sens en sécurité, maintenant. Quand Teela Brown nous aura rejoints, dans une demi-heure, je me sentirai encore plus tranquille. »
— « Pourquoi ? »
— « La chance de Teela Brown nous protège, Louis. »
— « Je ne le pense pas », dit Louis Wu.
Parleur, silencieux, les observait tous deux dans l’intercom. Seule Teela était hors circuit.
« Votre arrogance m’inquiète », reprit Louis Wu. « Engendrer des Humains chanceux était arrogant comme le Diable. Avez-vous entendu parler du Diable ? »
— « Dans des livres. »
— « Prétentieux ! Mais votre stupidité est pire que votre arrogance. Vous assumez gaiement que ce qui est bon pour Teela Brown est bon pour vous. Pourquoi le serait-ce ? »
Nessus bredouilla. Puis : « Je pense que c’est naturel. Si nous nous trouvons tous deux dans la coque du même astronef, une rupture serait désastreuse pour nous deux. »
— « Bien sûr. Mais supposez que vous survoliez un endroit où Teela veut aller et que vous ne vouliez pas atterrir. Une panne à ce moment-là serait une chance pour Teela, mais pas pour vous. »
— « Quelle absurdité, Louis ! Pourquoi Teela voudrait-elle venir sur l’Anneau-Monde ? Elle n’a jamais su qu’il existait avant que je lui en parle ! »
— « Mais elle a de la chance. Si elle devait venir ici sans le savoir, elle y viendrait de toute façon. En ce cas, sa chance ne serait pas sporadique, n’est-ce pas, Nessus ? Elle aurait agi tout le temps. Chanceuse que vous l’ayez trouvée. Chanceuse que vous n’ayez trouvé aucune autre personne qualifiée. Toutes ces mauvaises connexions téléphoniques, vous vous rappelez ? »
— « Mais… »
— « Chanceuse que nous nous soyons écrasés. Vous vous rappelez que Parleur discutait pour savoir qui dirigeait l’expédition ? Eh bien, vous le savez, maintenant ! »
— « Mais pourquoi ? »
— « Je ne sais pas. » Louis se ratissa les cheveux avec ses ongles, complètement dépité. Ses cheveux noirs et raides avaient poussé en brosse, à l’exception de sa natte.
— « La question ne vous tracasse-t-elle pas, Louis ? Elle me tracasse, moi. Que peut-il y avoir ici, sur l’Anneau-Monde, pour attirer Teela Brown ? Cet endroit n’est pas sûr. D’étranges tempêtes, des dispositifs mal programmés, des champs de tournesols et des indigènes aux réactions imprévisibles concourent à menacer notre vie. »
— « Ah ! » s’écria Louis. « D’accord. C’en est au moins une partie. Le danger n’existe pas pour Teela Brown, ne le voyez-vous pas ? Quel que soit le jugement que nous émettions sur l’Anneau-Monde, il doit prendre cela en considération. »
Le Marionnettiste ouvrit et referma rapidement ses bouches, plusieurs fois.
« Cela rend les choses difficiles, hein ? » railla Louis en pouffant. Pour Louis Wu, résoudre des problèmes était en soi-même un plaisir. « Mais ce n’est là que la moitié de la réponse. Si vous supposez… »
Le Marionnettiste hurla.
Louis fut surpris. Il n’avait pas pensé que le Marionnettiste le prendrait si mal. Nessus gémissait sur deux tons ; puis, sans hâte apparente, il ramassa ses têtes sous lui. Louis ne vit que la crinière ébouriffée qui recouvrait le logement de son cerveau.
Et Teela était sur l’intercom.
— « Vous parliez de moi », dit-elle sans reproche. (Louis réalisa qu’elle était incapable de garder rancune. Cela faisait-il de la rancune un facteur de survie ?) « J’ai essayé de suivre votre conversation, mais je n’ai pas pu. Qu’est-il arrivé à Nessus ? »
— « Ma grande gueule. Je lui ai fait peur. Comment allons-nous te retrouver, maintenant ?
— « Ne peux-tu pas me dire où je suis ? »
— « Nessus a le seul localisateur. Sans doute pour la même raison qui lui a fait garder secrète la manœuvre du propulseur de secours. »
— « Je me posais la question », dit Teela.
— « Il voulait être sûr de pouvoir distancer un Kzin en colère. Peu importe. Qu’as-tu compris ? »
— « Peu de chose. Vous vous demandiez mutuellement pourquoi je voulais venir ici. Louis, je ne voulais pas. Je suis venue avec toi, parce que je t’aime. »
Louis hocha la tête. Évidemment, si Teela devait venir sur l’Anneau-Monde, il lui fallait un motif pour accompagner Louis Wu. Ce n’était pas très flatteur.
Elle l’aimait en vertu de sa chance à elle. Il avait pensé un moment qu’elle l’aimait pour lui-même.
« Je passe au-dessus d’une ville », dit soudain Teela. « Je vois des lumières. Pas beaucoup. Il devait y avoir une source d’énergie énorme, et durable. Parleur devrait pouvoir la trouver sur la carte. »
— « Vaut-elle la peine d’une visite ? »
— « Je t’ai dit, il y a des lumières. Peut-être… » Le ton s’éteignit sans un déclic, sans avertissement.
Louis fixa l’espace vide au-dessus de son tableau de bord. Puis il appela « Nessus. »
Il n’y eut pas de réponse.
Louis actionna la sirène.
Nessus bondit comme une famille de serpents dans un zoo en feu. En d’autres circonstances, c’eût été drôle : les deux cous qui se dénouaient frénétiquement, posant deux points d’interrogation au-dessus du tableau de bord ; puis il cria « Louis ! Qu’y a-t-il ? »
Parleur avait répondu immédiatement à l’appel. Assis en alerte, il attendait des instructions et des éclaircissements.
— « Quelque chose est arrivé à Teela. »
— « Bon », dit Nessus. Et les têtes disparurent.
D’un air sinistre, Louis coupa la sirène, attendit un instant puis l’actionna de nouveau. Nessus réagit de la même façon. Cette fois, Louis parla le premier.
— « Si nous ne découvrons pas ce qui est arrivé à Teela, je vous tuerai », dit-il.
— « J’ai le tasp », lui rappela Nessus. « Il est conçu pour agir sur un Humain aussi bien que sur un Kzin. Vous avez vu son effet sur Parleur. »
— « Pensez-vous vraiment que cela m’empêcherait de vous tuer ? »
— « Oui, Louis. Je le pense. »
— « Que pariez-vous ? » demanda Louis, prudemment.
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