À travers le bourdonnement de ses oreilles, il entendit et sentit quelqu’un hurler.
Suis-je mort ? se demanda-t-il.
Et : Est-ce Nessus qui hurle ? Mais il avait coupé son circuit.
C’était Teela. Teela qui, de sa vie, n’avait jamais eu peur de rien. Teela se couvrait le visage de ses mains, se cachant de cet immense regard bleu.
L’œil se trouvait droit devant eux, droit vers bâbord. Il semblait les attirer vers lui.
Suis-je mort ? Le Créateur vient-il me juger ? Quel Créateur ?
Il était enfin temps pour Louis Wu de décider à quel Créateur allait sa foi, s’il en avait une.
L’œil était bleu et blanc, avec un sourcil blanc et une pupille sombre. Le blanc des nuages, le bleu de la distance. Comme s’il faisait partie du ciel lui-même.
« Louis ! » hurla Teela. « Fais quelque chose ! »
Ce n’est pas possible. Sa gorge était une colonne de glace compacte, son cerveau se débattait dans son crâne comme un animal pris au piège. L’univers est grand, mais certaines choses sont vraiment impossibles.
« Louis ! »
Louis retrouva sa voix. « Parleur. Eh ! Parleur ! Que voyez-vous ? »
Le Kzin prit son temps pour répondre. Sa voix manquait curieusement de timbre. « Je vois un œil humain énorme devant nous. »
— « Humain ? »
— « Oui. Le voyez-vous également ? »
Le mot que Louis n’aurait jamais utilisé faisait toute la différence. Humain. Un œil humain. Si l’œil était une manifestation surnaturelle, un Kzin verrait un œil kzinti, ou rien du tout.
Alors c’est une phénomène naturel. Forcément.
Teela le regardait, pleine d’espoir.
Mais comment les attirait-il ?
— « Oh ! » dit Louis Wu. Il poussa fortement la barre de direction sur la droite. Les cyclos piquèrent vers l’orient.
— « Ce n’est pas notre route », dit aussitôt Parleur. « Louis, remettez-vous dans la bonne direction. Ou laissez-moi le commandement de la formation. »
— « Vous n’avez pas l’intention de passer au travers de ce truc, non ? »
— « C’est trop gros pour que nous le contournions. »
— « Parleur, ce n’est pas plus grand que le cratère de Platon. Nous pouvons le contourner en une heure. Pourquoi prendre des risques ? »
— « Si vous avez peur, rompez la formation, Louis. Contournez l’œil et retrouvez-nous de l’autre côté. Teela, vous pouvez en faire autant. Moi, je vais le traverser. »
— « Pourquoi ? » La voix de Louis paraissait rauque, même à lui-même. « Pensez-vous que cette… formation nuageuse accidentelle soit un défi à votre virilité ? »
— « Ma quoi ? Louis, mon aptitude à procréer n’est pas en jeu. Mon courage l’est. »
— « Pourquoi ? »
Les cyclos traversaient maintenant le ciel à près de deux mille kilomètres à l’heure. D’une façon ou d’une autre, ils étaient tous pressés d’en finir.
Néanmoins, Louis tenta encore une fois de plaider sa cause. « Pourquoi votre courage est-il en jeu ? Vous me devez une réponse. Vous risquez nos vies. »
— « Non. Vous pouvez contourner l’Œil »
— « Et comment nous retrouverons-nous ensuite ? »
Le Kzin réfléchit. « Je vous accorde ce point. Avez-vous entendu parler de l’hérésie du Prédicateur Kdapt ? »
— « Non. »
— « Aux jours sombres qui suivirent la Quatrième Trêve avec l’Homme, le Prédicateur Fou Kdapt fonda une nouvelle religion. Il fut exécuté par le Patriarche lui-même en combat singulier, du fait qu’il portait un nom partiel, mais sa religion hérétique survit encore en secret de nos jours. Le Prédicateur Kdapt pensait que Dieu le Créateur avait fait l’Homme à son image. »
— « L’Homme ? Mais… le Prédicateur Kdapt était un Kzin ? »
— « Oui. Mais vous étiez continuellement victorieux, Louis. Depuis trois siècles et quatre guerres, vous aviez toujours gagné. Les disciples de Kdapt portaient des masques de peau humaine lorsqu’ils priaient. Ils espéraient tromper ainsi le Créateur assez longtemps pour gagner une guerre. »
— « Et quand vous avez vu cet œil qui nous regardait par dessus l’horizon… »
— « Oui. »
— « Ça alors ! »
— « Entre nous, Louis, ma théorie est plus vraisemblable que la vôtre. Une formation nuageuse accidentelle ! Vraiment, Louis ! »
Le cerveau de Louis fonctionnait à nouveau. « Supprimez accidentelle. Les Ingénieurs de l’Anneau-Monde ont peut-être établi la formation par simple amusement, ou pour indiquer quelque chose. »
— « Indiquer quoi ? »
— « Qui sait ? Quelque chose de gros. Un parc d’attractions, une église importante. Le quartier général de l’Union des Ophtalmologistes. Avec les techniques dont ils disposaient, et la place, ça peut être n’importe quoi ! »
— « Une prison pour voyeurs », dit soudain Teela, entrant dans le jeu. « Une université pour détectives privés ! Une mire pour un poste tri-D géant ! J’avais aussi peur que vous, Parleur. » La voix de Teela était redevenue normale. « Je pensais que c’était… je ne sais pas ce que je pensais. Mais je vous suis, nous la traverserons ensemble. »
— « Très bien, Teela. »
— « S’il cligne, nous serons tués tous les deux. »
— « La majorité a toujours raison », cita Louis. « Je vais appeler Nessus. »
— « Par le Manigant, oui ! Il doit l’avoir déjà traversé, ou contourné ! »
Louis éclata de rire, plus fort qu’il ne l’eût fait en temps normal. Il avait eu très peur. « Tu ne penses tout de même pas que Nessus nous ouvre la route, non ? »
— « Hein ? »
— « C’est un Marionnettiste. Il nous a contournés, et a sans doute asservi son cyclo à celui de Parleur. De cette façon, Parleur ne peut pas l’attraper, et quelque danger qu’il puisse rencontrer, nous le rencontrerons d’abord. »
Parleur remarqua : « Vous avez une aptitude remarquable à penser comme un poltron, Louis. »
— « Pas de sarcasmes. Nous sommes sur un monde étranger. Nous avons besoin d’opinions étrangères. »
— « Très bien. Appelez-le, puisque vous semblez avoir tous deux la même façon de penser ; j’ai l’intention d’affronter l’Œil et d’apprendre ce qui se cache derrière, ou dedans. »
Louis appela Nessus.
Seul le dos du Marionnettiste apparaissait sur l’écran de l’intercom. Sa crinière suivait doucement le rythme de sa respiration.
« Nessus », appela Louis. Puis, plus fort : « Nessus ! »
Le Marionnettiste sursauta. Une tête triangulaire s’éleva, interrogatrice.
« J’ai eu peur d’être obligé d’utiliser la sirène. »
— « Y a-t-il une urgence ? » Les deux têtes apparurent, frémissantes d’attention.
Louis trouvait impossible de fixer l’œil énorme, devant lui. Ses yeux ne cessaient de s’en détacher. Il dit : « Une sorte d’urgence, oui. Mes têtes brûlées d’équipiers courent à la catastrophe. Je ne peux pas me permettre de les perdre. »
— « Expliquez-vous, s’il vous plaît. »
— « Regardez devant vous et dites-moi si vous voyez une formation nuageuse en forme d’œil humain. »
— « Je la vois », acquiesça le Marionnettiste.
— « Avez-vous idée de ce qui peut la causer ? »
— « C’est apparemment un ouragan quelconque. Vous aurez déjà conclu qu’il ne peut se former d’ouragan en spirale sur l’Anneau-Monde. »
— « Ah ? » Louis ne s’était jamais posé la question.
— « Le tourbillon d’un cyclone provient de la force de Coriolis, de la différence de vélocité entre deux masses d’air à des altitudes différentes ; une planète est un sphéroïde tournant. Si deux masses d’air se déplacent l’une vers l’autre pour remplir un vide partiel, l’une vers le nord et l’autre vers le sud, leur vitesse résiduelle les entraînera au-delà de leur point de rencontre, de sorte qu’un tourbillon d’air se formera. »
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