Les cyclos quittèrent le Paradis vers bâbord, sous le couvercle d’un gris de plomb qui, dans ces régions tenait lieu de ciel. Au-dessus du champ de tournesols, cela leur aurait sauvé la vie. Maintenant, c’était devenu déprimant.
Louis toucha son tableau de bord en trois points pour se bloquer à l’altitude présente. Il devait regarder ce qu’il faisait, car sa main droite aux doigts couverts d’ampoules blanches était engourdie par les médicaments et la peau synthétique vaporisée. Il la regarda, pensant que cela aurait pu être bien pire…
Parleur apparut au-dessus du tableau de bord. « Louis, ne ferions-nous pas mieux de voler au-dessus des nuages ? »
— « Nous pourrions manquer quelque chose. Nous ne pourrions pas voir le sol, de là-haut. »
— « Nous avons nos cartes. »
— « Nous indiqueraient-elles un autre champ de tournesols ? »
— « Vous avez raison », acquiesça aussitôt Parleur. Il coupa.
Tandis que Louis palabrait au sol avec le prêtre rasé, Parleur et Teela, qui l’attendaient dans la salle des cartes du Paradis, n’avaient pas perdu leur temps. Ils avaient dessiné des cartes de leur route vers le parapet, sur lesquelles ils avaient indiqué les villes qui apparaissaient sur l’écran grossissant sous forme de taches jaunes.
Puis quelque chose s’était opposé à leur utilisation d’une fréquence réservée. Réservée par qui, dans quel but, quand ? Pourquoi ne s’était-elle pas manifestée jusque-là ? Louis suspecta qu’un appareil abandonné, pareil au gardien antimétéores qui avait abattu le Menteur, devait fonctionner par intermittence.
Le disque traducteur de Parleur avait chauffé au rouge et s’était incrusté dans sa paume. Il faudrait des jours avant qu’il puisse utiliser sa main de nouveau, même avec les médicaments miracles de la pharmacopée « militaire » kzinti. Les muscles devraient se régénérer.
Les cartes allaient les aider dans leurs recherches. Toute réapparition de civilisation se manifesterait certainement d’abord dans les grandes capitales. La formation pourrait traverser ces régions, à l’affût de lumières ou de fumées.
La lumière d’appel de Nessus brillait au-dessus du tableau de bord, peut-être depuis des heures. Louis répondit.
Il vit la crinière brune ébouriffée du Marionnettiste et son dos à la peau douce qui s’élevaient et s’abaissaient doucement au rythme de sa respiration. Il se demanda si Nessus était retombé en catatonie, mais celui-ci leva une tête triangulaire et chanta : « Bonjour, Louis ! Quoi de neuf ? »
— « Nous avons découvert un bâtiment flottant », dit Louis. « Avec une salle des cartes. » Il parla au Marionnettiste du château appelé Paradis, de la salle des cartes, de l’écran, des cartes et des globes, du prêtre, de ses contes et de sa maquette de l’univers. Il répondit depuis un moment lorsqu’une question lui vint à l’esprit.
« Eh ! Votre disque traducteur fonctionne-t-il ? »
— « Non, Louis. Il y a peu de temps, l’appareil a chauffé à blanc devant moi, et j’ai eu très peur. Si j’avais osé, je serais tombé en catatonie ; mais je n’en savais pas assez. »
— « Eh bien, les autres ne marchent plus non plus. Celui de Teela a brûlé dans son étui et a laissé des marques sur son cyclo. Parleur et moi, nous avons eu la main brûlée. Vous savez ce qui nous reste à faire ? Nous allons devoir apprendre la langue de l’Anneau-Monde. »
— « Oui. »
— « Dommage que le vieil homme n’ait pas eu plus de souvenirs sur la chute de l’ancienne société de l’Anneau. J’avais une idée… » Et il exposa au Marionnettiste sa théorie sur la mutation des bactéries intestinales.
— « C’est possible », estima Nessus. « Après avoir perdu le secret de la transmutation, il leur a été impossible de le retrouver. »
— « Ah ? Et pourquoi pas ?
— « Regardez autour de nous, Louis. Que voyez-vous ? » Louis regarda. Il vit un orage qui se formait en avant ; il vit des collines, des vallées, une ville au loin, des montagnes jumelles, couronnées du matériau de charpente translucide et sale mis à nu…
« Atterrissez n’importe où sur l’Anneau-Monde et creusez. Que trouvez-vous ? »
— « De la terre », dit Louis. « Et alors ? »
— « Et ensuite ? »
— « Encore de la terre. Du roc. Du matériau de charpente. » Comme il disait ces mots, le paysage lui sembla s’altérer. Les nuages de l’orage, les montagnes, la ville vers l’orient et l’autre, celle qui disparaissait en arrière, la ligne brillante, loin sur l’infini-horizon, peut-être une mer ou une autre invasion de tournesols… Le paysage lui apparaissait maintenant pour ce qu’il était : une écorce. Il y avait, entre une honnête planète et ceci, la même différence qu’entre un visage humain et un masque de caoutchouc vide.
— « Creusez sur n’importe quelle planète », disait le Marionnettiste, « et vous finirez par trouver quelque minerai de métal. Ici, vous trouverez douze mètres de terre, puis la charpente de l’Anneau. On ne peut pas travailler ce matériau. S’il parvenait à le percer, un mineur ne rencontrerait que le vide — amère récompense pour son travail.
» Imaginez une civilisation capable de construire l’Anneau ; elle doit nécessairement posséder un moyen économique de transmutation. Qu’ils perdent la technologie de cette transmutation — peu importe comment —, et que leur reste-t-il ? Ils n’auraient certainement pas stocké de métaux à l’état brut. Il n’y a pas de minerais. Tout le métal de l’Anneau-Monde devait se trouver sous forme de machines, d’outils et de rouille. Même s’ils avaient quelque moyen de voyage interplanétaire, il n’y a rien à exploiter autour de cette étoile. La civilisation s’écroulerait, pour ne jamais se relever. »
Louis demanda doucement : « Quand avez-vous pensé à tout cela ? »
— « Il y a quelque temps. Cela semblait sans importance pour notre sauvegarde. »
— « Vous n’en avez donc pas parlé. Très bien », dit Louis.
Les heures qu’il avait passées à retourner ce problème ! Et tout paraissait tellement évident, maintenant. Quel piège, quel terrible piège pour des êtres pensants !
Louis regarda devant lui (et eut vaguement conscience que l’image de Nessus avait disparu) L’orage se rapprochait maintenant, et leur barrait la route. Les enveloppes soniques résisteraient certainement, malgré tout…
Il valait mieux le survoler. Louis tira sur le levier ascensionnel et les cycloplanes s’élevèrent vers le couvercle gris du monde, vers les nuages qui le recouvraient depuis qu’ils avaient atteint le château appelé Paradis.
L’esprit de Louis tournait au ralenti…
Apprendre une langue nouvelle prendrait du temps. Apprendre une langue nouvelle à chaque fois qu’ils atterriraient serait impossible. La question devenait cruciale. Depuis combien de temps les indigènes étaient-ils redevenus barbares ? Depuis combien de temps ne parlaient-ils plus une langue commune ? Dans quelle mesure les langues locales avaient-elles divergé de l’originale ?
L’univers se brouilla, puis devint entièrement gris. Ils étaient dans les nuages. Des tentacules de brouillard enveloppèrent la bulle sonique de Louis. Les cyclos émergèrent enfin dans la lumière du soleil.
Depuis l’horizon indéfini de l’Anneau-Monde, par-delà une infinité plate de nuages, un œil bleu énorme regardait Louis Wu.
Si la tête de Dieu était grosse comme la Lune, l’œil devait avoir à peu près la taille adéquate.
Il lui fallut un moment pour enregistrer la vision. Pendant quelques instants encore, son cerveau refusa catégoriquement de le croire. Puis toute l’image tenta de se dissoudre comme un hologramme mal éclairé.
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