» Ensuite, il y a notre ami à fourrure. En tant qu’ambassadeur auprès d’une race étrangère, il devrait être l’un des Kzinti les plus évolués qu’on puisse rencontrer. L’est-il assez pour vivre en harmonie avec nous ? Ou nous tuera-t-il pour avoir de la place et de la viande fraîche ?
» Il y a aussi toi et ta chance présumée… entreprise utopique s’il en fut. Enfin il y a moi, soi-disant spécimen d’explorateur-type. Peut-être sera-ce moi qui dirigerai le tout ?
» Tu sais ce que je pense ? » Louis surplombait maintenant la jeune fille, martelant ses mots avec une technique oratoire maîtrisée au cours d’une campagne électorale pour l’ONU — qu’il avait perdue — aux alentours de ses soixante-dix ans. Il aurait sincèrement dénié avoir tenté d’intimider Teela Brown ; mais il voulait désespérément la convaincre. « Les Marionnettistes se moquent pas mal de la planète que nous allons explorer. Pourquoi s’en soucieraient-ils, alors qu’ils quittent la galaxie ? Ils veulent éprouver notre petite équipe jusqu’à sa destruction. Avant que nous n’en périssions, les Marionnettistes peuvent apprendre beaucoup de choses quant à nos réactions réciproques. »
— « Je ne pense pas que ce soit une planète », dit Teela. Louis explosa. « Tanj ! Qu’est-ce que cela a à voir ?
— « Après tout, Louis. Si nous devons être tués en l’explorant, autant que nous sachions ce que c’est . Je pense que c’est un engin spatial. »
— « Vraiment ? »
— « Un gros, en forme d’anneau, avec un champ d’écope pour puiser l’hydrogène interstellaire. Je pense que l’hydrogène est amené dans l’axe pour la fusion. De cette façon, on obtient la poussée, et un soleil de surcroît. On peut faire tourner l’anneau pour créer une pesanteur, et couvrir la face interne de verre. »
— « Ouais », marmonna Louis en pensant à l’image bizarre de l’hologramme que lui avait donné le Marionnettiste. Il avait consacré trop peu de réflexion à leur destination. « Ça se pourrait. Gros, primitif, et pas très facile à diriger. Mais en quoi en cela peut-il intéresser Ceux-qui-dirigent ? »
— « C’est peut-être un vaisseau de réfugiés. Les races du Noyau pourraient avoir eu vent des processus stellaires plus tôt, avec les soleils si près les uns des autres. Ils auraient pu prévoir l’explosion des milliers d’années à l’avance… quand il n’y avait encore que deux ou trois supernovae. »
— « Supernovae. Peut-être… et tu as noyé complètement le poisson. Je t’ai dit à quelle sorte de jeu je soupçonnais les Marionnettistes de se livrer. J’y vais, de toute façon, pour l’amusement… Qu’est-ce qui te fait penser que tu veux y aller ? »
— « L’explosion du Noyau. »
— « L’altruisme, c’est bien, mais il est impossible que tu t’inquiètes d’un événement qui est supposé se produire dans vingt mille ans. Trouve autre chose. »
— « Bon sang ! Si tu peux être un héros, moi aussi ! Et tu te trompes à propos de Nessus. Il reculerait devant une mission suicide. Et… en quoi pourrions-nous intéresser les Marionnettistes, nous ou les Kzinti ? Dans quel but voudraient-ils nous éprouver ? Ils quittent la galaxie. Ils n’auront plus jamais rien à faire avec nous. »
Non, Teela n’était pas stupide. Mais… « Tu te trompes. Les Marionnettistes ont d’excellentes raisons de vouloir en savoir plus à notre sujet. »
Le regard de Teela le défia d’étayer ses arguments.
« Nous ne savons pas grand-chose de la migration des Marionnettistes. Mais nous savons que tous les Marionnettistes sains de corps et d’esprit actuellement vivants sont en route. Et nous savons qu’ils se déplacent légèrement en dessous de la vitesse de la lumière. Ils ont peur de l’hyperespace.
» Bon. En voyageant en dessous de la vitesse de la lumière, la flotte marionnettiste devrait atteindre le Petit Nuage de Magellan dans à peu près quatre-vingt-cinq mille ans. Et que comptent-ils trouver quand ils y arriveront ? »
Il sourit et lui assena l’argument-choc. « Nous, bien sûr. Les Humains et les Kzinti, tout au moins. Les Kdatlyno et les Pierin, probablement. Ils savent que nous attendrons la dernière minute pour nous précipiter ; ils savent aussi que nous utiliserons des propulsions hyperspatiales. Quand les Marionnettistes atteindront le Nuage, ils devront nous prendre en considération… nous ou ce qui nous aura exterminés ; en nous connaissant mieux, ils peuvent prévoir la nature de l’exterminateur éventuel. Oh ! Ils ne manquent pas de raisons de nous étudier ! »
— « Je vois. »
— « Alors, toujours prête à partir ? »
Teela fit un signe affirmatif.
« Pourquoi ? »
— « Je garderai cela pour moi, si tu veux bien. » Teela affichait un flegme parfait. Que pouvait faire Louis ? Eût-elle été mineure, il aurait appelé l’un de ses parents. Mais, à vingt ans, on la présumait adulte. Il fallait bien tracer la frontière quelque part.
En tant qu’adulte, elle avait liberté de choix, elle était en droit d’escompter de bonnes manières de la part de Louis Wu et certaines parties de sa vie privée étaient sacro-saintes. Louis pouvait seulement essayer de la persuader ; et en cela il avait échoué.
Teela n’était donc pas obligée de faire ce qu’elle fit alors. Elle lui prit soudain les mains et plaida en souriant : « Emmène-moi avec toi, Louis. Je suis la chance, vraiment. Si Nessus choisissait mal, tu pourrais te retrouver à dormir seul. Tu détesterais cela, j’en suis sûre. »
Elle le tenait au piège. Il ne pouvait pas la tenir à l’écart du vaisseau de Nessus, alors qu’elle pouvait s’adresser directement au Marionnettiste.
— « D’accord », dit-il. « Appelons-le. »
Et puis, il détesterait dormir seul.
« Je veux faire partie de l’opération », dit Teela devant l’écran vidéo.
Le Marionnettiste poussa un long hurlement en mi bémol.
« Pardon ? »
— « Excusez-moi », fit le Marionnettiste. « Soyez à Outback Field, Australie, demain matin à huit heures. Vos bagages personnels ne devront pas excéder vingt-cinq kilos, poids terrestre. Louis, même chose pour vous. Ahh !… » Le Marionnettiste leva ses têtes et se mit à hurler.
Louis demanda d’un air inquiet : « Êtes-vous malade ? »
— « Non. J’entrevois ma propre mort. Louis, je pourrais souhaiter que vous ayez été moins persuasif. Adieu. Nous nous retrouverons à Outback Field. »
L’écran s’obscurcit.
— « Tu vois ? » triompha Teela. « Tu vois ce que tu récoltes pour avoir été si persuasif ? »
— « Moi et ma grande gueule ! Enfin, j’ai fait de mon mieux côté oratoire. Ne t’en prends pas à moi si tu meurs d’une façon horrible. »
Cette nuit-là, en apesanteur dans l’obscurité, Louis l’entendit dire : « Je t’aime. Je vais avec toi parce que je t’aime. »
— « T’aime aussi », lui retourna-t-il avec une politesse ensommeillée. L’idée s’infiltra doucement, et il demanda : « C’est cela, ce que tu gardais pour toi ? »
— « Mm hmm. »
— « Tu m’accompagnes à deux cents années-lumière d’ici parce que tu ne peux pas supporter de me quitter ? »
— « Ouaip ! »
— « Chambre à coucher, demi-éclairage ! » commanda Louis. Une pâle lumière bleue envahit la pièce.
Ils flottaient à trente centimètres l’un de l’autre entre les plaques de couchage. En prévision du voyage, ils s’étaient débarrassés des teintures épidermiques et traitements capillaires de style plat-terrien. La natte de Louis Wu était maintenant noire et raide et son cuir chevelu ombré de cheveux ras. Les tons brun-jaune de sa peau et ses yeux marron désormais non bridés changeaient considérablement son apparence.
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