Une autre section de l’escalier, une autre pause de dix minutes, pour permettre à ses muscles d’éliminer les toxines de la fatigue. Puis l’escalier de nouveau, deux kilomètres encore à gravir, et surtout, ne plus penser à ce qui se passait.
Les glissandos hallucinants des coups de sifflet cessèrent brusquement. Au même moment, les boules de feu sillonnant les rainures des Vallées Droites cessèrent leur ballet hypnotique ; les six soleils linéaires de Rama retrouvèrent leur éclat continu.
Mais ils faiblissaient rapidement, et parfois clignotaient, comme si de terribles soubresauts secouaient l’agonie des sources d’énergie. Les hommes sentaient par instants le sol trembler sous leurs pieds. On leur annonça depuis la passerelle que Rama, avec son imperceptible lenteur, continuait à virer, comme l’aiguille d’une boussole excitée par un très faible champ magnétique. C’était peut-être un motif de soulagement. Car ce serait à l’arrêt du mouvement de Rama que Norton pourrait craindre le pire.
Pieter annonça que tous les biotes avaient disparu… Sur toute la surface interne de Rama, le seul mouvement était celui des êtres humains qui se hissaient avec une lenteur fastidieuse sur la paroi courbe du dôme nord.
Norton avait depuis longtemps maîtrisé le vertige ressenti lors de la première ascension, mais une autre crainte s’insinuait maintenant dans son esprit. Ils étaient terriblement vulnérables, sur cette pente qui menait de la plaine au Moyeu. Et si, après avoir achevé son changement d’assiette, Rama accélérait ?
La poussée se ferait sans doute dans l’axe, mais dans quel sens ? Si elle venait du nord, il n’y aurait pas de problème, ils seraient plus fortement plaqués contre la paroi qu’ils gravissaient. Mais si elle venait du sud, ils risquaient d’être projetés dans l’espace, et de retomber très loin en contrebas sur la plaine.
Il tenta de se rassurer avec la pensée que la poussée serait de toute façon faible. Les calculs du Dr Perera avaient été des plus convaincants. Rama ne pouvait se permettre une accélération supérieure à un cinquantième de G, sinon la mer Cylindrique déborderait la falaise sud pour inonder tout le continent. Mais le Dr Perera était bien à l’abri sur Terre et ne se livrait pas à ses calculs sous la voûte métallique d’un ciel qui paraissait devoir leur tomber sur la tête. Et si Rama, comme l’Égypte, était soumis à un régime d’inondations périodiques ?
Non, c’était ridicule. Il était absurde d’imaginer que ces milliards de tonnes pourraient bondir inopinément pour leur faire lâcher prise. Toujours est-il que Norton poursuivit l’ascension sans jamais perdre longtemps contact avec la main courante.
Des siècles plus tard, ils furent en haut de l’escalier. Ne restaient plus que quelques centaines de mètres de cette échelle semblable à une voie ferrée. Il n’était plus utile d’escalader à proprement parler ce dernier tronçon, puisqu’un seul homme sur le Moyeu pouvait, en halant sur une corde, en hisser un autre dans la gravité rapidement décroissante. Au pied de l’échelle, un homme ne pesait déjà plus que cinq kilos. Au sommet, son poids était pratiquement nul.
Norton, calé sur le nœud de chaise, put donc se détendre, se raccrochant de temps en temps à un barreau pour contrebalancer la force de Coriolis qui, bien que très faible, tentait toujours de l’écarter de l’échelle. Il avait presque oublié ses muscles contractés lorsqu’il contempla une dernière fois l’étendue de Rama.
La lumière était sensiblement celle d’un clair de lune sur Terre. Le paysage était parfaitement distinct, à ses moindres détails près. Le pôle Sud était partiellement masqué par une brume rougeoyante dont seule la pointe de la grande Corne émergeait, sous forme d’un point noir, étant vue de face exactement.
Le continent qui s’étendait derrière la mer, aussi soigneusement cartographié qu’inconnu, présentait la même marqueterie disparate qu’à l’accoutumée, mais la perspective qui en raccourcissait les lignes rendait son examen peu gratifiant, et Norton ne le parcourut que brièvement du regard.
Il contourna du regard l’anneau de la mer et remarqua pour la première fois le dessin régulier des turbulences, comme si les vagues se brisaient sur des écueils répartis géométriquement. La manœuvre de Rama produisait un effet certain, mais à peine sensible. Il était sûr que, s’il avait demandé au sergent Barnes de reprendre la mer sur sa défunte Resolution, elle aurait, même dans ces conditions, obéi avec enthousiasme.
New York, Londres, Paris, Moscou, Rome… Il dit adieu à toutes ces villes du continent nord, et espéra que les Raméens lui pardonneraient les dommages qu’il avait pu y commettre. Ils comprendraient peut-être que c’était pour le bien de la science.
Puis il fut au Moyeu. Des mains empressées se tendirent pour le saisir et pour lui faire passer en hâte les sas. Il ne put maîtriser le tremblement de ses bras et de ses jambes surmenés. Incapable ou presque de coordonner ses mouvements, il se laissa avec bonheur manipuler comme un paralytique.
Le ciel de Rama se rétrécit au-dessus de lui tandis qu’il s’enfonçait dans le cratère central du Moyeu. Puis, comme la porte intérieure du sas se refermait sur la vue de ce monde, il se prit à penser : « Étrange que cette nuit doive tomber maintenant que Rama est au plus près du soleil ! »
Norton jugea qu’une centaine de kilomètres donneraient une marge de sécurité suffisante. Rama se présentait exactement par le travers, sous forme d’un vaste rectangle noir qui éclipsait le soleil. Cette circonstance lui avait permis de faire partir l’ Endeavour dans l’ombre, afin de soulager le système de refroidissement et de procéder à quelques révisions trop longtemps différées. Le cône d’obscurité protectrice de Rama pouvait disparaître d’un moment à l’autre, et il avait l’intention d’en tirer le meilleur parti possible.
Rama n’avait pas cessé son mouvement. Il s’était déjà incliné de quinze degrés, et il était impossible de ne pas envisager l’imminence d’un changement d’orbite décisif. Aux Planètes unies, l’agitation culminait en hystérie, mais seul un faible écho en parvenait jusqu’à l’ Endeavour. L’équipage était recru de fatigue physique et nerveuse, et à part une squelettique équipe de quart, on avait dormi pendant un tour de cadran après le décollage de la base du pôle Nord. Sur ordre du docteur, Norton lui-même avait recouru à l’électro-sédation, ce qui ne l’avait pas empêché de monter en rêve un interminable escalier.
Au deuxième jour sur le vaisseau, les choses avaient repris un cours presque normal. L’exploration de Rama semblait désormais appartenir à une autre vie. Norton s’attaqua au travail administratif qui s’était accumulé et se remit aux projets d’avenir. Mais il repoussa toutes les demandes d’interview qui avaient pu s’infiltrer par les circuits de la Sécurité solaire et même par ceux de Spaceguard. Mercure ne disait mot, et l’Assemblée générale des Planètes unies avait ajourné sa séance, bien qu’elle fût prête à se réunir à la première convocation.
Trente heures après avoir quitté Rama, Norton goûtait sa première nuit de vrai sommeil, quand il fut sans ménagements ramené à l’état de veille. Il jura brumeusement, ouvrit un œil trouble sur Karl Mercer et, aussitôt, il fut, comme tout bon commandant, parfaitement réveillé :
— Le mouvement s’est arrêté ?
— Rama est aussi inerte qu’une pierre.
— Vite, à la passerelle.
Le vaisseau était tout éveillé ; les chimpanzés eux-mêmes sentirent l’imminence de quelque chose et laissèrent fuser de petits couinements anxieux avant que le sergent Mac Andrews ne les rassurât par de brefs gestes de la main. Norton, qui s’installait et se sanglait dans son fauteuil, se demanda toutefois si ce n’était pas une fausse alarme.
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