Tandis que le scooter s’orientait de lui-même droit sur la bombe, Rodrigo vit tomber sous lui l’énorme paroi extérieure du cylindre long de cinquante kilomètres. Il aurait été, toutefois, bien incapable d’évaluer la taille de Rama tant la surface de Rama était lisse et dépourvue d’accidents, de repères — tellement qu’on aurait pu douter qu’il tournât.
Une centaine de secondes plus tard, il était presque à mi-chemin. La bombe, toujours trop éloignée pour laisser voir tous ses détails, était cependant de plus en plus brillante sur le noir de jais du ciel. L’absence d’étoiles était un spectacle étrange : pas même la Terre lumineuse ni l’éblouissante Vénus. Les filtres sombres qui protégeaient ses yeux de l’éclat mortel du soleil en avaient absorbé la clarté. Rodrigo pensa qu’il était en train de battre un record : celui de la mission en espace libre la plus proche du Soleil. Heureusement pour lui, l’activité solaire était faible.
A deux minutes dix secondes, un voyant clignota et la poussée retomba à zéro. Le scooter fit demi-tour sur lui-même et de nouveau les gaz jaillirent à pleine puissance. La décélération était amorcée, au même taux insensé de trois mètres par seconde au carré, et même mieux que cela sans doute, puisqu’il avait brûlé près de la moitié de son carburant.
La bombe se trouvait à vingt-cinq kilomètres. Encore deux minutes et il aurait couvert cette distance. Il avait atteint une vitesse de pointe de quinze cents kilomètres à l’heure, ce qui, pour un scooter de l’espace, était une folie et vraisemblablement un autre record. Mais ce n’était pas à proprement parler une mission en espace libre de routine, et il savait avec précision ce qu’il faisait.
La bombe grossissait. Il distinguait l’antenne principale, braquée sur l’étoile invisible qu’était Mercure.
Les images de l’approche du scooter couraient sur ses ondes depuis trois minutes à la vitesse de la lumière. Dans deux minutes, elles parviendraient à Mercure.
Que feraient alors les Hermiens en le voyant ? Ils seraient abasourdis, bien sûr. Ils comprendraient instantanément qu’il avait opéré un rendez-vous avec la bombe avant qu’eux-mêmes sachent qu’il s’y dirigeait. Un homme laissé là en observation avertirait l’autorité supérieure, ce qui prendrait encore du temps. Mais même dans la pire éventualité, même si l’officier de service avait l’autorisation de mettre à feu la bombe et qu’il le fît immédiatement, il faudrait au signal cinq autres minutes pour arriver.
La réaction ne serait pas immédiate, Rodrigo en était sûr bien qu’il n’eût pas parié là-dessus, car les cosmochrétiens ne pariaient jamais. Les Hermiens hésiteraient à détruire un véhicule de reconnaissance de l’ Endeavour, même s’ils suspectaient ses intentions. Ils essaieraient certainement de discuter, d’une façon ou d’une autre, et ça signifiait un gain de temps supplémentaire.
Mais la meilleure raison, c’était qu’ils ne gaspilleraient pas une bombe de plusieurs gigatonnes contre un simple scooter. Car ce serait du gâchis que de la faire exploser à vingt kilomètres de sa cible. Il leur faudrait d’abord la déplacer. Oui, il avait tout son temps, mais il agirait selon le scénario le plus défavorable.
Comme si le signal de mise à feu devait arriver dans le temps minimal : cinq minutes.
Pendant que le scooter parcourait les derniers cent mètres, Rodrigo compara rapidement les détails qu’il distinguait maintenant avec ceux qu’il avait examinés sur les photos prises de loin. La série d’images avait maintenant pris la dureté du métal et le poli du plastique. L’abstraction s’était faite réalité meurtrière.
La bombe avait un diamètre de trois mètres sur dix de long environ, ce qui coïncidait étrangement avec les proportions de Rama lui-même. Elle était attachée à la structure du véhicule porteur par un réseau apparent de courtes tiges en double T. Pour une raison qui sans doute n’était pas étrangère à l’emplacement du centre de gravité, la bombe était fixée perpendiculairement à l’axe du porteur, ce qui lui donnait l’allure sinistre d’une tête de marteau. Et c’était un marteau, en vérité, assez lourd pour pulvériser un monde.
De chaque extrémité de la bombe partaient des faisceaux de câbles sous tresse isolante, qui, après avoir longé le cylindre, disparaissaient à travers le réseau de tiges dans l’intérieur de l’engin. Là seulement se trouvaient le système de communications et les commandes ; la bombe elle-même ne portait pas la moindre antenne. Il suffisait à Rodrigo de couper ces deux faisceaux de câbles pour ne laisser qu’une inoffensive masse de métal inerte.
Cela lui sembla trop facile, quoiqu’il ne se fût pas attendu à autre chose. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Il restait encore trente secondes avant que les Hermiens ne s’aperçussent de son existence, même s’ils l’avaient vu surgir de derrière Rama. Il pouvait donc absolument compter sur cinq minutes de travail ininterrompu, avec une probabilité à 99 % d’un délai bien plus considérable.
Dès que le scooter, ayant épuisé son élan, se fut arrêté, Rodrigo l’arrima à la structure du missile si bien que les deux ne firent qu’un ensemble rigide. Ce fut exécuté en quelques secondes. Il avait déjà choisi ses outils. Il sortit donc aussitôt de son siège, légèrement entravé malgré tout par sa lourde combinaison isolante.
La première chose qui lui tomba sous les yeux fut une petite plaque métallique où se lisait :
COMMISSARIAT À L’ÉNERGIE
Section D
47, Sunset Boulevard
17464 Vulcanopolis
Pour tout renseignement s’adresser à M. Henry K. Jones.
Rodrigo eut le pressentiment que, dans quelques minutes, M. Jones aurait fort à faire.
Le câble n’offrit aucune résistance aux lourdes pinces coupantes. Les premiers brins étaient déjà coupés et Rodrigo avait à peine pensé à l’enfer enchaîné à quelques centimètres de lui. Si ses gestes devaient le déchaîner, il n’en saurait jamais rien.
De nouveau, il consulta sa montre. Cela lui avait pris moins d’une minute, il était donc dans les temps. Après avoir coupé l’autre faisceau de câbles, il pourrait rentrer, sous les regards furieux et dépités des Hermiens.
Il venait de s’attaquer au second faisceau de câbles lorsqu’il sentit une faible vibration dans le métal qu’il touchait. Soudain alarmé, il se retourna pour regarder la masse du missile.
L’éclat indigo caractéristique des moteurs-fusées à plasma couronnait un des réacteurs d’orientation. La bombe s’apprêtait à manœuvrer.
Le message de Mercure fut bref et accablant. Il arriva deux minutes après que Rodrigo eut disparu derrière Rama.
CONTRÔLE SPATIAL MERCURE INFERNO WEST A COMMANDANT ENDEAVOUR, DÈS RÉCEPTION DE CE MESSAGE VOUS AVEZ UNE HEURE POUR QUITTER VOISINAGE RAMA. VOUS SUGGÉRONS VITESSE MAXIMALE DANS PROLONGEMENT AXE DE ROTATION. ACCUSEZ RÉCEPTION. FIN MESSAGE.
Norton le lut d’abord avec incrédulité, puis avec colère. Il faillit céder à l’envie puérile de répondre que tout l’équipage était dans Rama, et qu’il faudrait des heures pour l’évacuer. Mais cela ne servirait à rien, sauf à éprouver la détermination et les nerfs des Hermiens.
Au fait, pourquoi s’étaient-ils décidés à agir plusieurs jours avant le passage au périhélie ? Il se demanda si, devant la pression croissante de l’opinion publique, ils n’avaient pas décidé de mettre le reste de l’espèce humaine devant un fait accompli. L’explication semblait fragile. Une telle perméabilité aux affects des masses ne leur ressemblait pas.
Rodrigo était impossible à rappeler, et le resterait, derrière l’obstacle aux ondes que constituait Rama, tant qu’il ne serait pas directement en vue, c’est-à-dire pas avant le succès, ou l’échec, de la mission.
Читать дальше