Le commandant Norton, qui s’était rendu une fois sur Mercure, avait été très impressionné, comme la plupart de visiteurs, et s’était fait plusieurs amis chez les Hermiens. Tombé amoureux d’une fille à Port Lucifer, il avait envisagé de signer un contrat de trois ans mais n’avait pu vaincre la prévention des parents pour tout ce qui était extérieur à l’orbite de Vénus. C’était aussi bien comme cela.
— Un message trois-A de la terre, capitaine, lui annonça-t-on de la passerelle du commandement. Enregistrement et texte de l’amiral. Vous prenez ?
— Collationnez et classez le texte ; envoyez-moi l’enregistrement parlé.
— Voici.
L’amiral Hendrix avait, pour affronter une situation unique dans l’histoire de l’espace, la voix calme et banale de ses ordres du jour à la Flotte. Il faut dire qu’il ne se trouvait pas à dix kilomètres de la bombe.
» L’amiral au commandant du VCS Endeavour. Voici un bref résumé de la situation telle que nous la voyons. Vous savez que l’assemblée se réunit à 14 h 00. Vous en suivrez les débats. Il est possible que vous ayez à prendre des décisions sur-le-champ, et sans en référer à moi. C’est la raison de cette note.
» Nous avons analysé les photos envoyées par vous. L’engin est une sonde spatiale d’un modèle courant mais modifié par les fortes poussées et vraisemblablement mis sur orbite par laser. La taille et le poids sont compatibles avec une bombe à fission de 500 à 1 000 mégatonnes. Les Hermiens utilisent quotidiennement des puissances de 100 mégatonnes pour leurs travaux miniers, ils n’auront donc pas eu de difficultés à réunir une telle puissance détonante.
» Nos experts estiment également que c’est la puissance minimale nécessaire à la destruction de Rama. Si la bombe explosait contre la partie la plus mince de la coque, sous la mer Cylindrique, l’enveloppe serait rompue et la giration du corps achèverait la désintégration.
» Nous supposons que les Hermiens, dans la perspective d’une telle action, vous laisseront largement le temps de vous dégager. A titre d’information, le rayonnement gamma d’une bombe de cette puissance serait dangereux dans un rayon de mille kilomètres.
» Mais le plus grave danger n’est pas là. Les éclats de Rama, pesant plusieurs tonnes et tournoyant à près de six mille kilomètres à l’heure, sont destructeurs dans un rayon illimité. Nous vous recommandons, de ce fait, de vous échapper dans le prolongement de l’axe de rotation, puisque aucun éclat ne sera projeté dans cette direction. Dix mille kilomètres seraient une marge de sécurité acceptable.
» Ce message ne peut être intercepté. Il est convoyé par canaux pseudo-aléatoires, ce qui me permet de parler en clair. Votre réponse risque d’être interceptée. Soyez discret et codez si nécessaire. Je vous rappelle immédiatement après la discussion devant l’assemblée générale. Terminé. »
A en croire — ce que personne ne faisait vraiment — les livres d’histoire, les vieilles Nations unies avaient compté jusqu’à cent soixante-douze membres. Les Planètes unies n’en avaient que sept ; et cela suffisait parfois à créer des difficultés. C’étaient, par ordre de distance croissante du Soleil : Mercure, Terre, Lune, Mars, Ganymède, Titan et Triton.
Cette liste était entachée de plusieurs omissions et ambiguïtés que l’avenir ne manquerait pas de rectifier. Les critiques ne se lassaient pas de remarquer que la plupart des Planètes unies n’étaient que des satellites. Et comme il était grotesque que les quatre géants, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune, n’y fussent pas représentés !
Mais les géantes gazeuses n’étaient pas habitées, et ne le seraient très vraisemblablement jamais. Tel était également le cas d’une autre absente de marque, Vénus. Et même les plus enthousiastes des techniciens planétaires disaient qu’il faudrait des siècles pour apprivoiser Vénus ; pendant ce temps les Hermiens la couvaient des yeux et mijotaient sans aucun doute des projets de longue haleine.
Une autre pomme de discorde avait été la représentation séparée de la Terre et de la Lune ; les autres membres protestaient que cela concentrait par trop le pouvoir dans un seul secteur du système solaire. Mais la Lune était plus peuplée que tous les autres mondes ensemble, à l’exception de la Terre. De plus, elle était le siège des Planètes unies. Par-dessus le marché, la Terre et la Lune étaient en désaccord sur presque tout, ce qui ne les soudait pas en un bloc dangereux.
Mars avait la main haute sur les astéroïdes, à l’exception du groupe des Icariens qui se trouvait sous contrôle hermien, et d’une poignée d’autres aux périhélies transaturniennes, revendiqués par Titan. Les plus gros astéroïdes, comme Pallas, Vesta, Junon et Cérès, seraient un beau jour de taille à posséder leurs propres ambassadeurs, ce qui conduirait à écrire avec deux chiffres le nombre des membres des Planètes unies.
Ganymède ne représentait pas seulement Jupiter, et donc une masse supérieure à tout le reste du système solaire, mais aussi la cinquantaine de satellites joviens, si l’on y incluait (les légistes débattaient la question) les corps de la ceinture d’astéroïdes provisoirement capturés par le champ gravitationnel de la géante. De la même façon, Titan veillait sur Saturne, ses anneaux et sa trentaine (et des poussières) de satellites.
Le cas de Triton était encore plus complexe. Cette grosse lune de Neptune était l’habitat humain permanent le plus excentrique du système solaire ; résultat, son ambassadeur portait un nombre impressionnant de casquettes. En effet, il représentait Uranus et ses huit lunes, encore inoccupées ; Neptune et ses trois autres satellites ; Pluton et son unique lune, et la solitaire Perséphone que n’accompagnait aucun satellite. S’il y avait des planètes au delà de Perséphone, elles seraient également du ressort de Triton. Et, comme si cela ne suffisait pas, l’ambassadeur des ténèbres extérieures, comme on l’appelait parfois, avait eu, parait-il, ce mot éploré : « Et les comètes ? » On convenait généralement que la solution de ce problème pouvait être laissée au futur.
Or, ce futur venait d’accoucher d’une réalité très concrète. Rama n’était pas sans analogies avec les comètes. Elles étaient les seuls visiteurs à venir des profondeurs interstellaires, et l’orbite hyperbolique de nombre d’entre elles serrait le soleil de plus près que Rama. Le premier juriste de l’espace venu pouvait tenir là une excellente cause. L’ambassadeur de Mercure était justement un excellent juriste.
— Nous donnons la parole à Son Excellence l’ambassadeur de Mercure.
Les délégués étant rangés en sens contraire des aiguilles d’une montre dans l’ordre d’éloignement croissant par rapport au soleil, l’Hermien était assis à la droite du président. Il avait, jusqu’à la dernière minute, dialogué avec son ordinateur. Il ôta donc les lunettes à synchronisation qui lui permettaient d’être seul à pouvoir lire l’information sur l’écran de sortie, s’empara de sa liasse de notes et se mit prestement debout :
— Monsieur le président, mes chers collègues et délégués, j’aimerais commencer par un bref rappel de la situation à laquelle nous sommes confrontés.
De la part d’autres délégués, l’expression « bref rappel » aurait soulevé une vague de résignation muette chez les auditeurs. Mais chacun savait ici que les Hermiens ne faisaient pas autrement qu’ils le disaient.
— Le vaisseau spatial géant, ou astéroïde artificiel baptisé Rama, a été détecté voici plus d’un an dans l’espace transjupitérien. On le prit d’abord pour un corps naturel dont l’orbite hyperbolique le ferait virer autour du soleil pour replonger vers les étoiles.
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