Le spectacle dépassait en grandeur tout ce qu’ils avaient vu jusque-là, et le fracas distant qui l’accompagnait ajoutait à l’impression de puissance écrasante. Le phénomène dura cinq minutes environ, puis cessa aussi subitement que si quelqu’un avait tourné un bouton.
— J’aimerais savoir ce que la Commission Rama voit là-dedans, grommela Norton à la cantonade. Quelqu’un a une théorie ?
Le temps de la réponse fut soufflé par un appel frénétique de la base du Moyeu.
— Resolution ! Tout va bien ? Vous avez senti ?
— Senti quoi ?
— Nous pensons que c’était un tremblement de terre. Il a dû se déclencher au moment où le feu d’artifice s’est arrêté.
— Des dégâts ?
— Je ne pense pas. Ce n’était pas très violent, mais ça nous a un peu secoués.
— Nous n’avons absolument rien senti. Mais sur la mer, cela n’a rien d’étonnant.
— Bien sûr, ce que je suis bête. En tout cas, tout semble calme, à présent. Jusqu’à la prochaine…
— C’est ça, à la prochaine, répéta Norton.
Le mystère de Rama ne cessait de croître. Et leur incompréhension se creusait à mesure que s’additionnaient leurs découvertes.
Un cri soudain retentit à l’arrière de l’esquif :
— Capitaine, regardez ! Là-haut, dans le ciel !
Norton leva les yeux et balaya du regard l’anneau de la mer. Il ne vit rien avant d’avoir atteint le zénith, à l’antipode.
Et il murmura lentement « Mon Dieu » quand il comprit que la « prochaine fois » serait bientôt cette fois-ci.
Une gigantesque lame de fond dévalait vers eux la courbe éternelle de la mer Cylindrique.
Malgré la gravité de l’instant, la première pensée de Norton fut pour son vaisseau.
— J’appelle l’ Endeavour ! Le point de la situation, s’il vous plaît !
— Tout va bien, capitaine, répondit, d’un ton rassurant, la voix de l’officier de pont. Nous avons détecté une légère secousse, mais rien qui puisse causer des dégâts. L’axe a sensiblement basculé, dans les deux degrés d’après la passerelle. Ils pensent aussi que le rythme des révolutions s’est légèrement modifié ; nous en aurons la mesure exacte dans quelques minutes.
Nous y voilà, se dit Norton, et beaucoup plus tôt que prévu ; nous sommes encore loin de la périhélie et du moment où il serait logique de changer d’orbite. Mais il s’opérait sans aucun doute un changement d’assiette, et il fallait s’attendre à d’autres secousses.
En attendant, les effets de la première n’étaient que trop évidents sur la nappe d’eau courbe qui semblait perpétuellement tomber du ciel. La vague était encore à dix kilomètres environ, barrant la mer dans toute sa largeur, de la rive sud à la rive nord. Mur d’écume blanche à l’approche des terres, elle n’était, en eau profonde, qu’une ligne bleue dont la vitesse était très supérieure à celle des brisants qui la flanquaient de part et d’autre. La résistance des bas-fonds côtiers la courbait déjà en un arc dont la partie centrale prenait toujours plus d’avance.
— Sergent, dit Norton d’une voix pressante, ceci est votre affaire. Que pouvons-nous faire ?
Le sergent Barnes, qui avait arrêté le radeau, se concentrait sur l’examen de la situation. Son visage, comme Norton le constata avec soulagement, ne montrait aucun affolement, mais reflétait au contraire une sorte de jubilation passionnée, comme un athlète au meilleur de sa forme s’apprêtant à relever un défi.
— Il aurait été bon d’effectuer quelques sondages, dit-elle. Si nous sommes en eau profonde, il n’y a rien à craindre.
— Nous sommes encore à quatre kilomètres de la côte, donc tout va bien.
— Je l’espère, mais je veux examiner la situation.
Elle remit le moteur en marche et fit virer la Resolution pour la placer la proue face à la vague. Norton estima que la partie centrale les atteindrait en moins de cinq minutes, mais vit également que le danger était minime. Ce n’était qu’une onde de choc solitaire, haute de moins d’un mètre qui ferait à peine tanguer le bateau. La réelle menace venait des deux murailles d’écume qu’elle traînait après elle.
Soudain, en plein milieu de la mer, apparut une ligne de brisants. Il était clair que la vague avait rencontré un mur submergé, long de plusieurs kilomètres et dont le faîte n’était pas loin de la surface. Simultanément, les deux rouleaux déferlant sur les côtés s’effondrèrent au passage en eau profonde. Des chicanes antiremous, se dit Norton, exactement comme dans les réservoirs à propergols de l’ Endeavour, mais agrandis mille fois. Ils devaient dessiner un réseau complexe tout autour de la mer, pour prévenir le plus rapidement possible la formation de houle. La seule chose qui compte maintenant est celle-ci : sommes-nous au-dessus d’un de ces murs ?
Le sergent Barnes l’avait devancé en pensée. Elle fit complètement stopper la Resolution et jeta l’ancre. Elle toucha le fond cinq mètres plus bas.
— Remontez-la ! cria-t-elle à ses coéquipiers. Il faut partir d’ici !
Norton approuva vigoureusement ; mais dans quelle direction ? Le sergent venait de lancer le bateau au maximum de sa puissance vers la vague, qui n’était plus qu’à cinq kilomètres. Et, pour la première fois, il l’entendait : un mugissement lointain mais caractéristique qu’il n’aurait jamais cru devoir entendre dans Rama. Puis le grondement changea d’intensité ; la partie centrale s’effondrait à son tour tandis que s’élevaient de nouveau les brisants latéraux.
Il tenta d’évaluer la distance séparant les chicanes immergées. En supposant que les intervalles étaient réguliers, la vague devait en rencontrer une autre. S’ils pouvaient immobiliser le radeau dans les eaux profondes intermédiaires, ils n’auraient strictement rien à craindre.
Le sergent Barnes coupa le moteur, et, de nouveau, jeta l’ancre. Elle fila à trente mètres sans rencontrer le fond.
— Tout va bien, dit-elle avec un soupir de soulagement, mais je laisse tourner le moteur.
Seules subsistaient les deux murailles d’écume près des côtes. La haute mer avait retrouvé son calme à peine ridé par l’imperceptible onde bleue qui fonçait toujours sur eux. Le sergent se contentait de garder le cap vers la turbulence, prête à emballer le moteur à la première alerte.
Alors, à deux kilomètres d’eux seulement, la mer se couvrit d’un nouveau panache d’écume. Avec un rugissement qui parut emplir le monde, elle se redressait, furie à la crinière blanche. Ce n’était qu’une onde qui parcourait en filigrane la vague haute de seize kilomètres de la mer Cylindrique, mais cette onde était de taille à les tuer.
Le sergent Barnes avait dû voir changer le visage de ses compagnons, car elle cria : « De quoi avez-vous peur ? J’en ai affronté de plus hautes. » Ce n’était pas tout à fait vrai, et elle ne disait pas, non plus, que c’était à bord d’une pirogue conçue pour le passage des barres, et non sur un radeau de fortune.
— Si nous devons sauter, attendez que je vous le dise. Vérifiez vos gilets de sauvetage.
Elle est superbe, pensa le commandant : elle exulte comme un Viking se rendant au combat. Et elle a probablement raison, à moins que nous ne nous soyons grossièrement trompés dans nos calculs.
La vague se dressait toujours plus haut, concave maintenant, d’une taille sans doute exagérée par la pente. Peu importe, elle semblait énorme, force irrésistible de la nature, qui engloutirait tout sur son passage.
Puis, en quelques secondes, elle s’effondra, comme si ses fondations s’étaient dérobées sous elle. Elle avait dépassé le récif artificiel, retrouvant la haute mer. Lorsque, une minute plus tard, elle les eut rejoints, la Resolution se contenta de tanguer avant que le sergent Barnes, ayant viré de bord, mît le cap, à pleins gaz, vers le nord.
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