Ce ne serait pas facile. La fleur se trouvait à dix mètres de là, séparée de lui par un treillis de fines baguettes dressées en tonnelle parallélépipédique dont le modèle se répétait à l’infini, et dont la largeur ne dépassait pas quarante centimètres. Jimmy n’aurait jamais pratiqué le vélociptère s’il n’avait été mince et nerveux : il se savait donc capable de se glisser par les interstices de la grille. Mais en sortir serait une autre affaire. Puisqu’il lui serait impossible de se retourner, il devrait se retirer à reculons.
La base du Moyeu fut enchantée de sa découverte. Il la lui avait décrite et filmée sous tous les angles possibles. Il n’y eut pas d’objections lorsqu’il déclara qu’il allait la chercher. D’ailleurs, objections ou pas, sa vie, désormais, ne dépendait que de lui, et il en ferait ce que bon lui semblait.
Il ôta tous ses vêtements, empoigna les tiges de métal lisse et entreprit de se faufiler dans la tonnelle. C’était un peu juste ; il se sentit dans la peau d’un prisonnier qui s’échappe à travers les barreaux de sa cellule. Lorsqu’il se fut complètement introduit dans le treillis, il essaya de rebrousser chemin, simplement pour se faire une idée du problème. C’était autrement plus difficile, puisqu’il devait pousser avec ses bras tendus au lieu de tirer, mais il ne voyait pas ce qui pourrait l’empêcher de se dégager du piège.
Jimmy était un actif et un impulsif peu porté à l’introspection. Il ne perdit pas de temps, tout en se contorsionnant péniblement le long de l’étroit corridor de treillis, à s’interroger sur les raisons d’un exploit aussi chevaleresque. Jamais les fleurs, jusqu’ici, ne l’avaient intéressé, mais voilà qu’il engageait toute l’énergie qui lui restait pour en cueillir une.
Ce spécimen était unique, certes, et d’une inestimable valeur scientifique. Mais il la voulait, en fait, parce que c’était le dernier lien qui le rattachait au monde de la vie et à la planète où il était né.
Cependant, lorsque la fleur fut à portée de sa main, il eut un doute subit. C’était peut-être la seule fleur qui pût pousser sur toute l’étendue de Rama. Avait-il le droit de la cueillir ?
S’il avait besoin d’une excuse, il n’aurait qu’à se consoler en pensant que les Raméens eux-mêmes ne l’avaient pas prévue dans leurs plans. Elle était de toute évidence une anomalie, éclose des siècles trop tard, ou trop tôt. Mais cette excuse, ou une autre, ne lui était pas vraiment nécessaire. Son hésitation ne dura pas. Il tendit la main, saisit la tige, et tira un coup sec.
La fleur n’offrit guère de résistance. Il ramassa également deux de ses feuilles et revint en arrière à travers le treillis. S’aidant de sa seule main libre, il reculait très difficilement, péniblement, même, et il dut bientôt s’arrêter pour reprendre son souffle. Ce fut alors qu’il remarqua que les feuilles-plumes se refermaient, et que la tige décapitée se dégageait lentement de ses tuteurs. Comme il l’observait avec un mélange de fascination, il vit que la plante tout entière se rétractait dans le sol, comme un serpent blessé à mort qui rentre dans son trou.
J’ai assassiné une belle chose, se dit Jimmy. Mais Rama était en train de le tuer. Il n’avait fait que prendre ce qui lui était dû.
Le commandant Norton n’avait jamais perdu d’homme. Il n’avait pas l’intention de commencer. Même avant le départ de Jimmy pour le pôle Sud, il avait réfléchi aux moyens de le sauver en cas d’accident. Le problème, toutefois, s’était révélé si difficile qu’il n’avait pu lui trouver de solution. Il n’avait réussi qu’à éliminer les unes après les autres celles qui paraissaient évidentes.
Comment gravir les cinq cents mètres de paroi verticale d’une falaise ? Avec l’équipement — et l’entraînement — approprié, ce serait assez simple. Il n’y avait pas, à bord de l’ Endeavour, de pistolet pitonneur et on imaginait mal comment enfoncer autrement les centaines de pointes nécessaires dans cette surface aussi dure et lisse qu’un miroir.
Il avait, brièvement, envisagé des solutions plus excentriques ou même franchement insensées. Peut-être un chimpanzé équipé de ventouses pourrait-il réussir l’ascension. Et même si ce stratagème était praticable, combien faudrait-il de temps pour fabriquer et tester un tel matériel — et initier un chimpanzé à son usage ? Il doutait qu’un homme eût la force requise pour cet exploit.
Ou bien, on pouvait recourir aux techniques de pointe. Les unités de propulsion dans l’espace étaient tentantes, mais leur poussée, conçue pour une pesanteur nulle, était trop faible. Elles ne pourraient jamais lever le poids d’un homme, même par la gravité minime de Rama.
Téléguider un propulseur de sortie remorquant un simple câble de secours ? Il avait soumis cette idée au sergent Myron, qui l’avait sans délai descendue en flammes. L’objection du technicien portait sur le problème de la stabilité ; il pouvait être résolu, mais pas du jour au lendemain, et c’était plus qu’ils ne pouvaient attendre.
Des ballons ? C’était une solution envisageable, si toutefois ils pouvaient assembler une enveloppe de fortune et trouver une source de chaleur suffisamment peu encombrante. C’était la seule méthode que Norton n’eût pas écartée, lorsque le problème, de théorique, devint une question de vie ou de mort saturant les ondes de tous les mondes habités.
Pendant que Jimmy accomplissait sa longue marche le long de la rive de la mer, la moitié des têtes fêlées du système solaire essayaient de le sauver. Au quartier général de la Flotte, toutes les suggestions étaient examinées, et une sur mille environ était répercutée sur l’ Endeavour. Celle du Dr Carlisle Perera arriva deux fois. Une fois par le propre réseau de la Sûreté, et une seconde fois par l’abonnement prioritaire de Rama à la PLANETCOM. Préludant à cet appel, il n’y avait que cinq minutes de réflexion d’un savant et une milliseconde de temps d’ordinateur.
Le commandant pensa d’abord à une plaisanterie de très mauvais goût. Puis il vit le nom de l’expéditeur, les calculs joints au message, et fit un rapide rétablissement.
Il tendit le message à Karl Mercer.
— Que pensez-vous de ceci ? demanda-t-il d’une voix aussi détachée qu’il le put.
Karl le lut d’un trait.
— Pauvre de nous ! dit-il. Il a raison, bien sûr !
— Vous en êtes certain ?
— Et pour la tempête, il s’est trompé ? Non. Nous aurions dû y penser ; je me sens un peu ridicule.
— Vous n’êtes pas seul dans ce cas. Le problème annexe est celui-ci : comment l’annoncer à Jimmy ?
— Je pense que nous devrions… au dernier moment. C’est ce que je préférerais si j’étais à sa place. Annoncez-lui simplement que nous nous mettons en route.
Bien qu’il pût, du regard, traverser la mer Cylindrique, et qu’il sût de quelle direction approximative viendrait la Resolution, Jimmy ne la repéra qu’une fois qu’elle eut passé New York. Il semblait incroyable qu’elle pût embarquer six hommes et tout l’équipement nécessaire à son sauvetage.
Quand le bateau fut à un kilomètre de la côte, il reconnut le commandant Norton et se signala par de grands gestes des bras. Peu après, le capitaine le repéra à son tour et lui renvoya ses signaux.
— Content de vous voir en bonne forme, Jimmy, lui dit-il par radio. J’avais promis de ne pas vous laisser tomber. Vous me croyez, maintenant ?
Pas complètement, pensa Jimmy. Jusqu’à présent, il avait cru que tout cela n’était qu’une manœuvre destinée à lui faire garder le moral. Mais le commandant n’aurait pas traversé la mer pour lui dire simplement au revoir ; il avait dû combiner quelque chose.
Читать дальше