— Je vous croirai, capitaine, dit-il, quand je serai à bord. Maintenant, dites-moi, s’il vous plait, comment je vais m’y prendre.
A cent mètres du pied de la falaise, la Resolution ralentissait, et, comme Jimmy pouvait se rendre compte, elle n’amenait aucun équipement particulier, encore qu’il n’eût pas eu, à ce sujet, d’idées préconçues.
— Ecoutez, Jimmy, j’en suis navré, mais nous ne voulions pas vous surcharger de soucis.
Voilà qui ne présageait rien de bon ; que diable voulait-il dire ?
La Resolution stoppa à cinquante mètres des cinq cents mètres d’abrupt de la falaise. Jimmy avait une vue terriblement plongeante du capitaine parlant dans son micro.
— Je m’explique, Jimmy. Vous n’aurez strictement rien à craindre, mais il vous faudra du sang-froid. Nous savons que vous en avez à revendre. Vous allez sauter.
— De cinq cents mètres !
— Oui, mais par une demi-gravité seulement.
— Et alors, vous êtes déjà tombé de deux cent cinquante mètres, sur Terre ?
— Ne discutez pas, sinon c’est votre prochaine permission que je fais sauter. Vous auriez dû y penser vous-même… C’est uniquement une question de vitesse d’arrivée. Dans cette atmosphère, vous ne pouvez pas dépasser les quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure, que vous tombiez de deux cents ou de deux mille mètres. Quatre-vingt-dix à l’heure, c’est un peu beaucoup, mais nous pouvons gagner un peu là-dessus. Voilà ce que vous devrez faire, écoutez-moi attentivement.
— Je vous écoute, dit-il. Il vaut mieux que ce soit sérieux.
Il n’interrompit plus le commandant et s’abstint de tout commentaire quand Norton eut fini de parler. Oui, c’était raisonnable, et si simple, si bête, que seul un génie aurait pu y penser. Un génie ou quelqu’un qui n’aurait pas eu à le faire soi-même…
Jimmy n’avait jamais pratiqué le plongeon de haut vol ni la chute libre avant ouverture du parachute, ce qui l’aurait préparé psychologiquement à son exploit. On pouvait toujours dire à quelqu’un qu’il ne craindrait rien à traverser un gouffre sur une simple planche, et même si le coup était impeccablement calculé, rien ne disait qu’il s’y résoudrait. Maintenant, Jimmy comprenait pourquoi le commandant avait été aussi avare de détails sur les moyens de son sauvetage. Il ne lui avait pas laissé le temps de se faire des idées, ou d’opposer des objections.
— Je ne veux pas vous bousculer, poursuivit, à cinq cents mètres en contrebas, la voix persuasive de Norton, mais le plus tôt sera le mieux.
Jimmy regarda son précieux souvenir, la seule fleur de Rama. Il l’enveloppa avec un soin jaloux dans son mouchoir crasseux, noua l’étoffe et jeta le tout par-dessus le bord de la falaise.
Elle s’enfonça avec une lenteur rassurante, mais interminablement, aussi, s’amenuisant toujours et encore jusqu’à disparaître. Mais, à ce moment, la Résolution fit un bond en avant, et Jimmy sut que son envoi avait été repéré.
— Magnifique ! s’écria la voix enthousiaste du commandant. Je suis sûr qu’on la baptisera de votre nom. O-K., nous vous attendons…
Jimmy se défit de sa chemise, seul vêtement — au-dessus de la ceinture — que chacun gardât par ce climat désormais tropical, et la déploya pensivement. Plusieurs fois, au cours de son périple, il avait failli s’en débarrasser, et voilà qu’elle allait peut-être contribuer à lui sauver la vie.
Une dernière fois, il contempla ce monde creux que lui seul avait exploré, puis les cimes menaçantes de la grande et des petites Cornes. Puis, le poing droit fermement serré sur sa chemise, il se projeta aussi loin qu’il put du bord de la falaise.
Rien ne pressait plus, puisqu’il avait vingt secondes devant lui pour apprécier cette expérience nouvelle. Mais autour de lui le vent se durcissait, et dans son champ visuel la Resolution grossissait ; il ne perdit pas de temps. Tenant sa chemise à deux mains, il leva les deux bras au-dessus de sa tête afin que le vent de sa chute, emplissant le vêtement, le gonflât comme une manche à air.
Comme parachute, ce n’était pas brillant. Les quelques kilomètres à l’heure qu’elle lui faisait perdre n’étaient ni négligeables ni vitaux. Son effet était autrement important : elle maintenait son corps à la verticale, lui permettant d’entrer droit comme une flèche dans la mer.
N’eût été l’eau qui se ruait à sa rencontre, il aurait gardé l’impression d’être immobile. Depuis qu’il s’était, comme on dit, jeté à l’eau, la peur l’avait quitté. En fait, il en voulait un peu au capitaine de l’avoir laissé dans l’ignorance. Celui-ci croyait-il vraiment qu’il aurait eu peur de sauter s’il avait eu le temps d’y penser ?
Au tout dernier moment, il lâcha sa chemise, inspira profondément, et se pinça la bouche et le nez.
Comme on le lui avait recommandé, il banda tous les muscles de son corps et bloqua ses pieds l’un contre l’autre. Il entrerait dans l’eau comme un harpon…
— Ce ne sera pas différent, avait promis le capitaine que de sauter d’un plongeoir. Rien d’autre, si vous faites une bonne entrée dans l’eau.
— Et sinon ? avait-il demandé.
— Sinon, vous remontez et vous recommencez.
Quelque chose lui frappa la plante des pieds, durement, mais franchement. Un million de mains visqueuses s’acharnèrent sur son corps. Un mugissement lui emplissait les oreilles, la pression montait, et, bien qu’il eût les yeux fermés, il percevait l’épaississement de l’obscurité à mesure qu’il se logeait plus profondément, comme un obus, dans les profondeurs de la mer Cylindrique.
De toutes ses forces, il se mit à nager vers la lumière qui s’estompait… Il ne put ouvrir ses yeux que pour les refermer aussitôt, irrités par la sensation acide de l’eau empoisonnée. Il avait l’impression de se débattre depuis des siècles, et plus d’une fois il eut la peur cauchemardesque d’avoir perdu le sens de l’orientation et de nager vers le bas. Il risquait alors un bref regard, et chaque fois la lumière était plus présente.
Lorsqu’il creva la surface de l’eau, ses paupières étaient toujours contractées. Il aspira une délicieuse bouffée d’air, roula sur lui-même pour faire la planche et regarda autour de lui.
La Resolution fonçait sur lui à pleins gaz. En quelques secondes, des mains impatientes l’agrippaient et le hissaient à bord.
— Avez-vous avalé de l’eau ? questionna la voix angoissée du commandant.
— Je ne pense pas.
— Rincez-vous quand même avec cela. C’est bien. Comment vous sentez-vous ?
— Je n’en sais trop rien. Je vous le dirai dans une minute. Au fait… Merci, tout le monde.
La minute ne s’était pas encore écoulée quand Jimmy eut la conscience très nette de son état.
— Je vais être malade, avoua-t-il d’un ton misérable à ses sauveteurs incrédules.
— Sur une mer calme, et complètement plate ? s’insurgea le sergent Barnes qui semblait considérer le malaise de Jimmy comme une atteinte directe à ses dons maritimes.
— Je ne dirais pas qu’elle est plate, dit le commandant avec un geste circulaire du bras pour désigner l’anneau liquide qui cerclait le monde. Mais n’ayez pas honte, vous avez dû ingurgiter de cette eau. Rejetez-la le plus vite possible.
Dans une attitude aussi indigne d’un héros qu’infructueuse, Jimmy s’évertuait toujours, quand un éclat de lumière vacilla derrière eux. Tous les regards se tournèrent vers le pôle Sud et Jimmy oublia sur-le-champ son malaise. Les feux d’artifice s’étaient rallumés sur les Cornes.
Des langues de feu longues d’un kilomètre coulaient en dansant du grand pic à ses six petits compagnons et reprirent leur imposante rotation, comme des danseurs invisibles enroulant leurs rubans autour d’un arbre de mai électrique. Mais ils accéléraient, à présent, tournant de plus en plus vite jusqu’à se fondre en un cône étincelant de lumière.
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