Je retournai à la salle des Futurs. Pendant que je cherchais Victoria, j’avais pris une décision. Il était inutile que je reste à errer sans but dans la ville. Autant retourner au travail sur les voies. Mais je voulais avant tout lire la copie de la Directive de Destaine que possédait Clausewitz.
Il n’y avait qu’un seul membre de la guilde dans la salle. Il se présenta : Futur Blayne.
— Vous êtes le fils de Mann, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Heureux de faire votre connaissance. Êtes-vous déjà monté dans le futur ?
— Oui, répondis-je.
Blayne avait l’air sympathique. Guère plus âgé que moi, le visage ouvert et franc. Il semblait satisfait d’avoir quelqu’un à qui parler ; il me dit qu’il devait partir dans le nord en expédition topographique plus tard dans la journée et qu’il serait seul pendant les quelques prochains kilomètres.
— Allons-nous souvent seuls dans le nord ? m’enquis-je.
— En temps normal, oui. Nous pouvons travailler à deux avec l’approbation de Clausewitz, mais la plupart des Futurs préfèrent être seuls. Moi, j’aime la compagnie… la solitude me pèse un peu là-haut. Et vous ?
— Je n’y suis allé qu’une fois. Avec Futur Denton.
— Vous entendiez-vous bien avec lui ?
Nous continuâmes cette agréable conversation sans la réserve qui avait paru se manifester chaque fois que j’avais eu affaire à d’autres membres des guildes. J’avais inconsciemment adopté la même attitude et sans doute eut-il l’impression que je me méfiais de lui, au début. Mais en quelques minutes, sa franchise me décontracta et ce fut bientôt comme si nous étions amis de longue date.
Je lui dis que j’avais enregistré le soleil en vidéo.
— L’avez-vous effacé ?
— Que voulez-vous dire ?
— L’avez-vous supprimé de la bande ?
— Non… Aurais-je dû ?
Il éclata de rire :
— Les Navigateurs vont vous tomber dessus s’ils s’en aperçoivent. Vous n’êtes censé utiliser les films que pour les images de référence sous divers angles du terrain.
— Le verront-ils ?
— Possible. Si votre carte les satisfait, ils ne vérifieront sans doute que quelques points de repère. Ils n’examineront probablement pas tout le film. Mais s’ils le font…
— Qu’y a-t-il de mal à photographier le soleil ?
— Les règles de la guilde. La pellicule est rare et ne doit pas être gaspillée. Mais ne vous en faites pas. D’ailleurs, pourquoi prendre l’image du soleil ?
— Une idée. Je voulais l’étudier. Il présente une forme intéressante.
Il me regarda avec un nouvel intérêt.
— Qu’est-ce que vous en pensez ? fit-il.
— Des valeurs inverses.
— C’est vrai. Comment avez-vous découvert cela ? On vous en avait parlé ?
— Je me suis rappelé un cours à la crèche. Une hyperbole.
— Avez-vous compris, à présent ? Il y a plus que cela. Avez-vous réfléchi à la zone de surface ?
— Futur Denton m’a fourni des explications. Il m’a dit qu’elle était très grande.
Blayne protesta :
— Pas très grande… infiniment grande. Au nord de la ville, la surface s’incurve jusqu’à être presque verticale, mais jamais tout à fait. Au sud, elle devient presque horizontale, mais pas tout à fait. Le monde pivote autour de son axe… et avec un rayon infini, il tourne à une vitesse infinie.
Il me dit cela froidement, le visage imperturbable.
— Vous plaisantez, dis-je.
— Non. Je parle très sérieusement. À l’endroit où nous sommes, près de l’optimum, les effets de la rotation sont les mêmes qu’ils seraient sur la planète Terre. Mais plus au sud, bien que la vitesse angulaire soit la même, la vélocité s’accroît. Avez-vous ressenti les effets de la force centrifuge quand vous êtes descendu dans le passé ?
— Oui.
— Si vous étiez allé plus loin, vous ne seriez plus ici maintenant pour vous en souvenir. Cette force est une fichue réalité.
— On m’a dit que rien ne pouvait se déplacer plus vite que la lumière.
— C’est vrai. Rien ne la dépasse. En théorie, la circonférence du monde est infiniment longue et se déplace à une vitesse infinie. Mais il y a – ou plutôt on suppose qu’il y a – un point où la matière cesse d’exister pour servir de circonférence effective. Ce point est celui où la rotation du monde transmet à la matière une vélocité équivalente à la vitesse-lumière.
— Donc elle n’est pas infinie.
— Pas tout à fait. Mais fichtrement élevée. Regardez le soleil.
— Je ne m’en suis pas privé.
— C’est la même chose. S’il ne pivotait pas, il serait – au sens propre – infiniment grand.
— Quand même, il ne peut avoir de telles dimensions qu’en théorie. Comment y aurait-il place pour plus d’un objet de dimensions infinies ?
— Il y a une réponse à cela. Mais elle ne vous plaira pas.
— Allez-y.
— Faites un tour à la bibliothèque et prenez un bouquin d’astronomie. Peu importe lequel. Ce sont tous des livres de la planète Terre, aussi partent-ils tous des mêmes hypothèses. Si nous étions en ce moment sur la planète Terre, nous habiterions un univers de dimensions infinies, qui serait occupé par une quantité de corps vastes mais finis. Ici l’inverse est la règle : nous vivons dans un univers vaste mais fini, occupé par une quantité de corps de dimensions infinies.
— Cela n’a aucun sens.
— Je sais, acquiesça Blayne. Je vous ai dit que cela ne vous plairait pas.
— Où sommes-nous ?
— Personne ne le sait.
— Où se trouve la planète Terre ?
— Personne ne le sait non plus.
— Il s’est passé quelque chose d’étrange, dans le passé, repris-je. J’accompagnais trois filles. Au fur et à mesure que nous avancions au sud, leurs corps se transformaient. Elles…
— Avez-vous rencontré des gens dans le futur ?
— Non. Nous sommes restés à l’écart des villages.
— Au nord de l’optimum les indigènes se modifient physiquement. Ils deviennent très grands et minces. Plus nous nous portons au nord, plus les facteurs physiques se modifient.
— Je ne suis guère allé qu’à une vingtaine de kilomètres dans le nord.
— Alors vous n’avez probablement rien remarqué de spécial. Au-delà de cinquante kilomètres au nord de l’optimum, tout devient extrêmement étrange.
Plus tard, je lui demandai :
— Pourquoi le sol bouge-t-il ?
— Je n’en suis pas certain.
— Quelqu’un le sait-il ?
— Non.
— Où va le sol ?
— Mieux vaudrait demander : d’où s’éloigne-t-il ?
— Le savez-vous ?
— Destaine dit que le mouvement du sol est cyclique. Sa Directive affirme que le sol est réellement stationnaire au pôle Nord. Plus au sud, il se déplace très lentement en direction de l’équateur. Plus il en approche, plus sa vitesse grandit, vitesse angulaire – en raison de la rotation – et vitesse linéaire. À l’extrême, il se déplace dans deux directions à la fois à une vitesse infinie.
Je le regardai fixement.
— Mais…
— Attendez… je n’ai pas fini. Le monde a une partie sud, également. Si ce monde était une sphère, cette partie serait un hémisphère, alors Destaine a adopté ce même terme pour des raisons d’ordre pratique. Dans l’hémisphère Sud, c’est le contraire qui est vrai. C’est-à-dire que le sol s’éloigne de l’équateur vers le pôle Sud, en décélérant régulièrement. Au pôle Sud, il est de nouveau stationnaire.
— Vous ne m’avez toujours pas dit d’où le sol commence à partir.
— Destaine avance que les pôles Sud et Nord sont identiques. En d’autres termes, une fois qu’un point du sol atteint le pôle Sud, il réapparaît au pôle Nord.
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