Le travail fut bientôt terminé et Denton m’annonça que nous allions rentrer.
La caméra vidéo renfermait le compte rendu visuel complet, avec recoupements, de tout le terrain que nous avions parcouru. Le Conseil des Navigateurs l’étudierait aussi longtemps qu’il le jugerait nécessaire pour établir la route à suivre. Denton m’annonça que d’autres Futurs partiraient bientôt vers le nord pour dresser une nouvelle carte. Peut-être commencerait-elle également à la zone boisée, pour obliquer de cinq à six degrés à l’est ou à l’ouest… ou, peut-être, si les Navigateurs estimaient qu’il était possible de tracer un itinéraire sûr dans le cadre de nos relevés, la nouvelle carte commencerait-elle en terrain inconnu, devant nous, pour aller plus loin que la limite du futur que nous avions examiné.
Nous repartîmes donc vers la ville. Je m’étais attendu, possédant tous les renseignements requis, que l’on chevauche jour et nuit sans souci de confort ni de risque… mais au contraire, nous continuâmes notre promenade nonchalante dans la campagne.
— Ne devrions-nous pas nous hâter ? finis-je par demander, songeant que Denton traînait peut-être pour quelque raison à laquelle je n’étais pas étranger, et voulant lui prouver que j’étais prêt à foncer.
— Rien n’est jamais pressé dans le futur, me répondit-il.
Je ne discutai pas, mais il m’était revenu à l’esprit que nous étions absents depuis trente jours au moins. Dans ce même temps, le mouvement du sol aurait entraîné la ville encore à cinq kilomètres plus loin de l’optimum. Elle devrait en conséquence parcourir au moins cette distance pour rester dans les limites de sûreté.
Je savais que le territoire non exploré commençait seulement à deux kilomètres environ au-delà de la dernière position de la ville.
Bref, celle-ci devait avoir besoin de nos renseignements.
Le voyage de retour nous prit trois jours. Le dernier jour, alors que nous chargions les chevaux pour repartir vers le sud, le souvenir que je cherchais me revint de lui-même, comme c’est souvent le cas.
Je sentais que j’avais épuisé tous mes souvenirs conscients de l’enseignement de la crèche. Le tri parmi les longs cours académiques que l’on m’avait inculqués avait été aussi vain que les classes elles-mêmes avaient été ennuyeuses. Puis, d’une discipline que je n’avais même pas évoquée, la réponse jaillit.
Je me rappelai une période au cours de mes derniers kilomètres à la crèche – notre maître nous avait amenés aux domaines du calcul infinitésimal. Les mathématiques sous tous leurs aspects avaient éveillé une seule et même réaction chez moi – l’absence d’intérêt entraînant l’absence de succès – et cette danse de figures abstraites ne m’avait nullement paru différente.
L’enseignement portait sur un genre de calcul appelé fonctions, et on nous enseignait à tracer des courbes pour les représenter. C’étaient ces graphiques qui avaient fourni la clé de mon souvenir. J’avais toujours eu un modeste talent de dessinateur et pendant quelques jours mon intérêt s’était éveillé. Pour mourir presque immédiatement, car je découvris que les courbes ne constituaient pas une fin mais seulement le moyen de découvrir d’autres aspects des fonctions… et j’ignorais ce qu’était une fonction.
Un des graphiques avait fait l’objet de discussions fort détaillées.
Il montrait la courbe d’une équation où une valeur était représentée comme la réciproque – ou l’inverse – de l’autre. La courbe était une hyperbole. Une partie en était tracée dans le secteur positif, l’autre dans le négatif. Chaque extrémité de la courbe avait une valeur infinie, positive et négative.
Le maître avait discuté de ce qui se passerait si l’on faisait pivoter le graphique autour de l’un de ses axes. D’abord je n’avais pas compris pourquoi on devait dessiner des graphiques, et ensuite que l’on pouvait les faire tourner, et j’avais subi une nouvelle attaque de rêverie éveillée. Toutefois j’avais remarqué que le maître avait esquissé sur un grand morceau de carton l’aspect qu’aurait eu un corps solide une fois cette rotation effectuée.
Le produit était un objet impossible : un solide composé d’un disque de rayon infini et deux « clochers » ou pointes hyperboliques au-dessus et au-dessous du disque, chacun des deux allant s’amincissant vers un point infiniment distant.
Ce n’était qu’une abstraction mathématique et par conséquent cela ne présentait pas pour moi à l’époque plus d’intérêt que les autres formes de calcul.
Toutefois, ce n’était pas sans raison qu’on nous avait enseigné cette impossibilité. En accord avec la manière indirecte dont on nous éduquait, j’avais entrevu, ce jour-là, la forme du monde où je vivais.
Denton et moi passions à travers le bois au pied de la rangée de collines… et là, devant nous, c’était le col.
Je tirai involontairement les rênes pour arrêter ma monture.
— La ville ! fis-je. Où est-elle ?
— Toujours près de la rivière, j’imagine.
— Alors elle a dû être détruite…
Il ne pouvait y avoir d’autre explication. Si la ville n’avait pas bougé durant ces trente jours, seule une nouvelle attaque avait pu la retarder. Dès à présent, elle aurait dû occuper sa nouvelle position dans le col.
Denton m’observait avec une expression amusée.
— Est-ce la première fois que vous allez aussi loin au nord de l’optimum ? me demanda-t-il.
— C’est exact.
— Mais vous avez voyagé dans le passé. Qu’est-il arrivé quand vous êtes revenu à la ville ?
— Une attaque était en cours…
— Oui… mais combien de temps s’était écoulé ?
— Plus de cent dix kilomètres.
— Était-ce davantage que vous n’aviez pensé ?
— Oui. Je pensais n’être resté absent que quelques jours… soit trois ou quatre kilomètres dans le temps.
— Bon. (Denton se remit en route et je le suivis.) Le contraire se produit si vous allez au nord de l’optimum.
— Que voulez-vous dire ?
— Personne ne vous a jamais parlé des valeurs subjectives du temps ? (Mon expression d’ahurissement lui répondit.) Si vous allez n’importe où au sud de l’optimum, le temps subjectif se ralentit. Plus vous allez au sud, plus c’est sensible. Dans la ville l’échelle temporelle est plus ou moins normale tant qu’elle est proche de l’optimum, si bien qu’à votre retour du passé, il vous semble que la ville a beaucoup plus avancé qu’il n’est possible.
— Mais nous étions au nord ?
— Oui, et c’est l’effet opposé. Pendant que nous chevauchons au nord, notre échelle de temps subjective s’accélère, si bien que la cité ne paraît pas avoir bougé du tout. D’après mon expérience je pense que vous vous apercevrez qu’il ne s’est écoulé que quatre jours environ dans la ville pendant notre absence. C’est difficile à calculer pour le moment, car la cité elle-même est plus au sud de l’optimum que l’ordinaire.
Je restai quelques instants silencieux, m’efforçant de digérer cette idée. Puis je demandai :
— Donc, si la ville elle-même pouvait passer au nord de l’optimum, elle n’aurait plus autant de kilomètres à parcourir ? Elle pourrait s’immobiliser ?
— Non. Il faut qu’elle se déplace toujours.
— Mais si le lieu où nous étions ralentit le temps, la ville trouverait avantage à y séjourner.
— Non, fit-il encore. L’élément différentiel dans le temps subjectif est relatif.
— Je ne comprends pas, dis-je avec franchise.
Nous remontions à présent la vallée en direction du col. Dans quelques minutes nous verrions la ville, si elle était vraiment où Denton l’avait affirmé.
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