Longtemps il avait erré sans retrouver les voies. En conséquence, il connaissait beaucoup mieux que Helward l’aspect du terrain à distance des pistes.
— Savais-tu qu’il y a une autre ville par là ? demanda Jase en désignant le pays à l’ouest des voies.
— Une autre ville ?
Helward n’en croyait pas ses oreilles.
— Rien de comparable avec Terre. Celle dont je te parle est construite sur le sol.
— Mais comment…
— Elle est immense. Dix à vingt fois plus grande que Terre. Je n’ai pas compris ce que c’était tout d’abord… j’ai cru à un autre campement ou village, mais beaucoup plus étendu que ceux que j’avais déjà vus. Écoute, Helward, c’est une ville comme celles dont on nous parlait à la crèche, en classe… celles de la planète Terre. Des centaines, des milliers de bâtiments… tous construits sur le sol.
— Y a-t-il des habitants ?
— Quelques-uns… guère. Il y a eu des quantités de dégâts. Je ne sais pas ce qui s’y est passé, mais la plus grande partie de la ville paraît abandonnée à présent. Je n’y suis pas resté longtemps parce que je ne voulais pas être vu. Mais c’est beau toutes ces constructions.
— Pourri on s-nous y aller ?
— Non. Reste à l’écart. Trop de tooks. Il se passe quelque chose dans le pays, la situation se modifie. Ils s’organisent et ils ont établi de meilleures communications entre eux. Dans le passé, quand la cité nous envoyait dans un village, nous étions souvent les premières personnes étrangères que voyaient les habitants depuis bien longtemps. Mais d’après ce que m’ont raconté les filles, j’ai eu l’impression que ce n’est plus le cas maintenant. Les renseignements sur la cité se répandent… et les tooks ne nous aiment pas. Ils ne nous ont jamais aimés, certes, mais en petits groupes, ils étaient faibles. Maintenant, je crois qu’ils ont l’intention de détruire la ville.
— Et voilà pourquoi ils se déguisent en apprentis, dit Helward, qui ne saisissait pas encore toute la portée de ce que lui disait Jase.
— Ce n’est qu’un petit aspect de la situation. Ils prennent les vêtements des apprentis qu’ils tuent, pour faciliter leurs prochains meurtres. Mais s’ils décident d’attaquer la ville, ce sera quand ils seront bien organisés et résolus.
— Je n’arrive pas à croire qu’ils puissent constituer une menace pour nous.
— Peut-être pas. En tout cas, tu as eu de la veine.
Au matin, ils se mirent en route de bonne heure et à vive allure. Ils marchèrent toute la journée, ne s’arrêtant que quelques minutes de temps à autre. Près d’eux, les traces des voies avaient repris leurs dimensions normales. Ils se sentaient éperonnés par la pensée que la ville ne pouvait être qu’à quelques heures devant eux.
Dans l’après-midi, la voie les entraîna au flanc d’une colline et quand ils en eurent franchi le sommet, ils virent la ville devant eux, immobile dans une large vallée.
Ils se figèrent, les yeux écarquillés.
La ville avait changé.
Quelque chose incita Helward à prendre le pas de course. Il distinguait les signes de l’activité normale autour des murs. Quatre équipes enlevaient les rails derrière la ville. Devant, une équipe plus importante enfonçait des piles de pont dans la rivière qui barrait pour le moment le passage à la ville. Mais celle-ci avait changé, de forme. La partie arrière était déformée et noircie.
Les cordons de milice étaient renforcés. On interpella Jase et Helward pour vérifier leur identité. Tous les deux étaient furieux de ce retard, car il était évident qu’un désastre avait frappé la cité. En attendant l’autorisation d’entrer, Jase apprit du chef des miliciens que les tooks avaient lancé deux attaques. La seconde avait été plus grave et l’on comptait au moins vingt-trois miliciens tués… on continuait à recenser les morts.
Dès qu’ils eurent leur permis, Helward et Jase s’acheminèrent en silence.
La crèche avait été rasée : les enfants, c’étaient eux qui avaient péri.
Il y avait d’autres changements. Considérables, mais Helward était trop choqué pour faire autre chose que les enregistrer passivement. Il n’avait pas le temps d’y attarder ses pensées.
Il apprit que son père était mort. Son cœur s’était arrêté quelques heures seulement après le départ de Helward. Ce fut Clausewitz qui en informa Helward, et qui lui dit également que son temps d’apprentissage était maintenant révolu.
De plus : Victoria avait mis au monde un bébé – un garçon – mais il était parmi ceux qui avaient péri lors de la dernière attaque.
De plus : Victoria avait signé un formulaire résiliant leur mariage. Elle vivait avec un autre homme et était de nouveau enceinte.
De plus, lié implicitement à tous ces événements, un fait encore plus inconcevable : Helward apprit par le calendrier central que pendant son absence la cité avait progressé, au total, de cent seize kilomètres et restait malgré cela à douze kilomètres de l’optimum. Dans son propre temps subjectif, Helward n’était resté absent que moins de cinq kilomètres.
Il admit tout cela comme des réalités. La réaction viendrait plus tard. Dans l’intervalle, une nouvelle attaque était imminente.
La vallée était sombre et silencieuse. Du côté nord de la rivière, j’aperçus un feu rouge qui s’éclaira par deux fois, puis plus rien.
Quelques secondes après, j’entendis au fond de la cité le grondement des tambours de treuils et la ville se mit lentement en mouvement. Le son se répercutait dans toute la vallée.
J’étais allongé avec une trentaine d’autres hommes dans la broussaille qui couvrait le flanc de la colline. J’avais été provisoirement mobilisé dans la milice pour cette traversée, la plus dangereuse de l’histoire de la cité. On s’attendait à l’attaque d’un instant à l’autre. On avait estimé que si la ville parvenait sur la rive nord de la rivière, la nature du terrain environnant lui permettrait de se défendre assez longtemps pour que les voies soient poussées au moins jusqu’au point le plus élevé du col qui menait au nord par-dessus les collines. Une fois là, on pensait qu’elle serait encore en mesure de se protéger pendant la pose du tronçon de voies suivant.
Nous savions que dans un coin de la vallée étaient massés environ cent cinquante tooks, tous armés de fusils. Cela représentait une puissance formidable. La cité ne possédait que douze fusils pris aux tooks, mais les munitions avaient été épuisées pendant la deuxième attaque. Nos seules armes pratiques étaient les arbalètes – mortelles à courte portée – ainsi que la connaissance de l’importance du service de renseignement. Ce dernier nous avait permis de préparer la contre-attaque à laquelle je devais prendre part.
Il y avait quelques heures, à la tombée de la nuit, que nous avions occupé cette position dominant la vallée. La force de défense principale se composait de trois rangs d’arbalétriers déployés autour de la ville. Ils battraient en retraite quand celle-ci s’engagerait sur le pont et formeraient un hérisson défensif autour des voies. Les tooks concentreraient donc leur tir sur ces hommes, et c’est à ce moment que nous les prendrions en embuscade.
Si la chance était de notre côté, la contre-attaque ne serait pas indispensable. La construction du pont s’était achevée plus vite que prévu et l’on espérait que la ville serait en sûreté de l’autre côté sous le couvert de la nuit avant que les tooks s’en soient aperçus.
Toutefois, dans le calme de la vallée, il n’y avait pas à se méprendre sur le bruit des treuils.
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