Elle se pencha pour voir sur quoi elle avait failli tomber. On aurait dit une serviette. Quel était l’idiot qui avait laissé traîner une serviette par terre, au pied de l’escalier ? Puis elle crut entendre bouger devant elle, dans l’obscurité. Dans la cuisine.
« Angie ? C’est toi ? »
Rien. Elle avait encore l’impression qu’il y avait quelqu’un, mais en était moins sûre.
« Angie ? » Elle s’avança de nouveau prudemment, tenant sa main droite douloureuse — ses doigts allaient enfler, elle avait l’impression qu’ils avaient déjà enflé — contre elle. Elle tendait devant elle, dans le noir, une main gauche tâtonnante. « Angie ! Réponds, je t’en prie ! Ma mère est morte, c’est pas une blague, Ms Shumway me l’a dit et c’est pas quelqu’un qui raconte des blagues, j’ai besoin de toi ! »
Dire que la journée avait si bien commencé. Elle s’était levée tôt (euh… à dix heures — dix heures, c’était tôt pour elle) et n’avait pas eu l’intention de ne pas aller travailler. Sur quoi Samantha Bushey l’avait appelée pour lui annoncer qu’elle avait acheté une série de poupées Bratz sur eBay ; elle voulait savoir si ça plairait à Dodee de les torturer avec elle. Torturer les Bratz était une activité à laquelle elles avaient commencé à se livrer alors qu’elles étaient encore lycéennes — elles les achetaient à l’occasion de vide-greniers, les pendaient, enfonçaient des clous dans leurs stupides petites têtes, les arrosaient d’essence à briquet et y mettaient le feu — et Dodee savait que ces jeux n’étaient plus de leur âge, qu’elles étaient maintenant adultes, ou presque. C’était un truc de gosses. Et ça fichait aussi un peu les boules, quand on y pensait vraiment. Mais voilà, Sammy avait son domicile à elle, sur la route de Motton — juste un mobile home, mais entièrement à elle, depuis que son mari avait pris ses cliques et ses claques, au printemps — et Little Walter dormait presque tout le temps. Sans compter que Sammy avait toujours un sacré stock d’herbe. Dodee la soupçonnait de se la faire offrir par l’un des types avec qui elle sortait. Son mobile home était un endroit fréquenté, les week-ends. Le hic, c’était que Dodee avait juré de ne plus toucher à l’herbe. Plus jamais, depuis cette histoire avec le cuistot. Plus jamais durait depuis un peu plus d’une semaine quand Sammy avait appelé.
« Tu pourras avoir Jade et Yasmin, avait-elle dit d’une voix enjoleuse. J’ai aussi une super-tu-sais-quoi. » Elle disait toujours ça, comme si quelqu’un qui l’aurait écoutée n’aurait pas compris de quoi il s’agissait. « Aussi, on pourra tu-sais-quoi. »
Dodee savait également ce que signifiait ce tu-sais-quoi -là, et elle éprouva un léger picotement là en bas (dans son tu-sais-quoi), alors même que c’était aussi des trucs de gosse qu’elles auraient dû abandonner depuis longtemps.
« Je crois pas, Sammy. Il faut que je sois au boulot à deux heures, et… »
Sammy l’avait coupée :
« Yasmin attend. Et tu sais combien tu détestes cette salope. »
C’était vrai. Yasmin était la plus salope des Bratz, de l’avis de Dodee. Et il restait quatre heures à tirer jusqu’à deux heures. Et puis si elle arrivait en retard, c’était pas si grave. Rose la ficherait-elle à la porte ? Sûrement pas. Qui d’autre voudrait ce boulot de naze ?
« Bon, d’accord. Mais pas trop longtemps. Et seulement parce que je hais Yasmin. »
Sammy pouffa.
« Mais tu-sais-quoi, c’est fini pour moi. Les deux tu-sais-quoi.
— C’est pas un problème, répondit Sammy. Ramène-toi vite. »
Dodee avait donc pris sa voiture et, bien entendu, elle avait découvert que torturer des Bratz n’était pas très marrant sans avoir fumé, si bien que les deux amies avaient allumé un pétard. Elles avaient ensuite fait ensemble un peu de chirurgie esthétique sur Yasmin à coups de débouche-chiottes, ce qu’elles avaient trouvé plutôt hilarant. Puis Sammy avait voulu lui montrer la nouvelle petite chose vaporeuse qu’elle avait trouvée au Deb, et même si elle commençait à avoir un peu de ventre, Dodee la trouvait encore bien fichue, peut-être parce qu’elles étaient toutes les deux un peu stone — carrément pétées, disons-le — et comme, de plus, Little Walter dormait toujours (son père avait tenu à lui donner le nom d’un vieux bluesman et, à cette façon qu’il avait de dormir presque tout le temps, Dodee se doutait que Little Walter était retardé, ce qui n’avait rien d’étonnant vu la quantité de dope que Sammy s’était envoyée pendant qu’elle était enceinte), elles se retrouvèrent dans le lit de Sammy pour une petite séance nostalgique de tu-sais-quoi. Après laquelle elles s’étaient endormies. Lorsque Dodee s’était réveillée, Little Walter braillait comme un malade — un miracle, vite appeler NewsCenter 6 — et il était cinq heures passées. Carrément trop tard pour aller travailler, d’autant que Sammy avait sorti une bouteille de Johnnie Walker étiquette noire, et elles en avaient bu un coup, puis un deuxième, puis un troisième, puis un quatrième, sur quoi Sammy avait été prise de l’envie de voir ce qui arrivait à une Bratz dans un micro-ondes, sauf qu’il n’y avait plus de courant.
Dodee était retournée dans l’agglomération en roulant à vingt-cinq kilomètres à l’heure, encore shootée et parano comme l’enfer, guettant sans cesse l’apparition des flics dans son rétroviseur et sachant que, si jamais cela arrivait, ce serait cette salope de rouquine, Jackie Wettington. Ou bien son père, qui aurait quitté un moment sa boutique et sentirait l’alcool de son haleine. Ou bien elle angoissait à l’idée de tomber sur sa mère, à la maison, qui, trop fatiguée après sa leçon de pilotage, aurait décidé de ne pas aller s’éclater à l’Eastern Star Bingo.
Je vous en prie mon Dieu, pria-t-elle. Je vous en prie, évitez-moi tout ça et je ne ferai plus jamais tu-sais-quoi. Les deux tu-sais-quoi. Plus jamais de toute ma vie.
Dieu avait entendu sa prière. Il n’y avait personne à la maison. Ici aussi, l’électricité était coupée, mais dans son état second, Dodee s’en était à peine rendu compte. Elle était montée le plus silencieusement possible jusqu’à sa chambre, s’était débarrassée de son pantalon et de son T-shirt et s’était couchée. Juste quelques minutes, s’était-elle dit. Ensuite elle se relèverait, mettrait ses vêtements qui puaient la ganja dans le lave-linge et prendrait une douche. Elle empestait aussi le parfum que son amie devait acheter au litre à prix cassé au Burpee’s.
Seulement, elle n’avait pu régler l’alarme de son réveil (il était électrique), et c’était les coups frappés à sa porte qui l’avaient réveillée, beaucoup plus tard : il faisait déjà noir. Elle avait enfilé sa robe de chambre et était descendue, brusquement convaincue que ce serait la flic rouquine aux gros nénés venue l’arrêter pour conduite en état d’ivresse. Et peut-être aussi pour les autres trucs. Dodee ne pensait pas que ce tu-sais-quoi-là était interdit par la loi, mais elle n’en était pas sûre.
Ce n’était pas Jackie Wettington. Mais Julia Shumway, la rédactrice en chef du Democrat . La journaliste tenait une lampe torche. Elle l’avait braquée sur le visage de Dodee — sans doute gonflé de sommeil, les yeux certainement encore rouges et les cheveux en bataille — puis l’avait abaissée. Il y avait assez de lumière pour qu’elle puisse distinguer le visage de Julia et Dodee y lut une compassion qui la rendit perplexe et l’effraya un peu.
« Pauvre petite, dit-elle. Tu n’es pas au courant, n’est-ce pas ?
— Au courant de quoi ? » avait demandé Dodee. À ce moment-là elle avait eu la sensation d’être passée dans un univers parallèle. « Au courant de quoi ? »
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