Big Jim lui frotta le dos d’une main apaisante. « Je sais. Mais elle est dans un monde meilleur, à présent, Andy — elle partage le repas de Jésus ce soir — rôti de bœuf, petits pois frais, purée au jus ! Est-ce que c’est pas une idée formidable ? Accroche-toi à ça. Tu penses pas que nous devrions prier ?
— Si ! sanglota Andy. Si, Big Jim ! Prie avec moi ! »
Ils se mirent à genoux et Big Jim pria longtemps et avec ferveur pour l’âme de Claudette Sanders. (En dessous, dans la salle de travail, Stewart Bowie entendit, leva les yeux vers le plafond et fit observer : « Ce type-là chie par les deux bouts. »)
Après quatre ou cinq minutes de Nous voyons à travers un verre obscur et de Quand j’étais un enfant je parlais comme un enfant (Andy ne voyait pas trop ce que cette deuxième prière avait comme rapport avec la mort de Claudette, mais il s’en fichait ; le seul fait d’être agenouillé à côté de Big Jim était réconfortant), Rennie termina par un Au-nom-de-Jésus-amen et aida Andy à se relever.
Face à face, bedaine contre bedaine, Big Jim prit Andy par les épaules et le regarda dans les yeux. « Bon, collègue », dit-il. Il appelait toujours Andy ainsi quand la situation était sérieuse. « Tu es prêt à te mettre au boulot ? »
Andy le regarda, l’air stupide.
Big Jim hocha la tête comme si le premier conseiller venait de lui présenter une objection raisonnable (étant donné les circonstances). « Je sais que c’est dur. Pas juste. Que ce n’est vraiment pas le moment de te le demander. Et Dieu sait que tu aurais tous les droits du monde de me balancer ton poing de cueilleur de coton dans la figure. Mais des fois, il faut faire passer le bien-être des autres avant le sien — pas vrai ?
— Le bien de la ville », dit Andy.
Pour la première fois depuis qu’il avait appris pour Claudie il entrevoyait un rayon de lumière.
Big Jim acquiesça. Il arborait une expression grave, mais ses yeux brillaient. Une idée bizarre vint à l’esprit d’Andy : Il a l’air d’avoir dix ans de moins . « Exactement. Nous sommes les gardiens, collègue. Les gardiens du bien commun. Pas toujours facile, mais jamais inutile. J’ai envoyé Wettington chercher Andrea. Je lui ai dit de la ramener à la salle de conférences. Menottes aux poignets, s’il le fallait. » Big Jim rit. « Elle sera là. Et Pete Randolph est en train d’établir la liste de tous les flics disponibles de la ville. Il n’y en a pas assez. Nous devons régler le problème, collègue. Si cette situation perdure, la question de l’autorité sera cruciale. Alors, qu’est-ce que tu en dis ? Tu peux faire ça pour moi ? »
Andy hocha la tête. Il se dit que cela lui permettrait peut-être de penser à autre chose. Et même si ce n’était pas le cas, il lui fallait bouger, s’occuper. La vue du cercueil de Gert Evans commençait à lui foutre les boules. Les larmes silencieuses de la veuve du shérif lui avaient aussi foutu les boules. D’autant que ce ne serait pas bien dur. Tout ce qu’il aurait à faire se réduirait à rester assis dans la salle de conférences et à lever la main à chaque fois que Big Jim lèverait la sienne. Andrea Grinnell, qui n’avait jamais l’air tout à fait réveillée, ferait de même. S’il fallait prendre des mesures d’urgence d’un genre ou d’un autre, Big Jim s’en occuperait. Big Jim s’occuperait de tout.
« Allons-y », répondit Andy.
Big Jim lui donna une claque dans le dos, passa un bras autour des frêles épaules du premier conseiller et l’entraîna hors du salon du souvenir. C’était un bras lourd. Charnu. Mais ça faisait du bien.
Il ne pensa même pas à sa fille. Dans son chagrin, Andy Sanders l’avait complètement oubliée.
Julia Shumway marchait à pas lents sur Commonwealth Street, la rue des résidents fortunés de Chester’s Mill, en direction de Main Street. Divorcée (et heureuse de l’être) depuis dix ans, elle habitait au-dessus des bureaux du Democrat en compagnie de son chien Horace, un vieux corgi. Elle lui avait donné ce nom en l’honneur du célèbre Horace Greeley — célèbre pour un seul bon mot : « Partez pour l’Ouest, jeune homme, partez pour l’Ouest » — mais dont le véritable mérite, selon Julia, avait été son talent comme rédacteur en chef d’un journal. Si elle arrivait à faire à moitié aussi bien que Greeley au New York Tribune elle aurait le sentiment d’avoir réussi.
Bien entendu, son Horace à elle considérait qu’elle était une réussite, ce qui en faisait le chien le plus sympa de la terre, selon les critères de Julia. Elle lui ferait faire sa promenade dès qu’elle serait arrivée chez elle, puis l’amadouerait en ajoutant quelques restes de steak à sa pâtée. Cela leur ferait du bien à tous les deux, et pour une raison ou pour une autre, elle avait besoin de se faire du bien — parce qu’elle était troublée, ce soir.
Ce qui n’avait rien de nouveau pour elle. Cela faisait quarante-trois ans qu’elle habitait Chester’s Mill et, depuis dix ans, elle aimait de moins en moins ce qui se passait dans sa ville natale. Elle s’inquiétait de l’inexplicable détérioration du réseau d’égouts et de l’usine de traitement des eaux usées, en dépit de tout l’argent qui avait été mis dedans ; elle s’inquiétait de la fermeture prochaine de Cloud Top, la station de ski de la ville ; elle craignait que Jim Rennie ne pille davantage les caisses de la municipalité que ce qu’elle soupçonnait déjà (et elle le soupçonnait de s’en mettre plein les poches depuis des années). Et elle était bien entendu inquiète à cause des derniers éléments, qui lui paraissaient trop énormes pour être compréhensibles. Chaque fois qu’elle essayait de les analyser, son esprit se rabattait sur un élément secondaire, mais concret : par exemple, la difficulté croissante qu’elle avait à utiliser son téléphone portable. Et elle n’avait pas reçu un seul appel, ce qui était des plus troublants. Sans même parler des parents et amis à l’extérieur de la ville qui avaient certainement tenté de la joindre, elle aurait dû être noyée sous les appels des autres journaux : le Lewiston Sun , le Press Herald de Portland et peut-être même le New York Times .
Tout le monde avait-il le même problème à Chester’s Mill ?
Elle devrait se rendre jusqu’à la ligne de démarcation de Motton et voir par elle-même ce qu’il en était. Si elle n’arrivait pas à joindre Pete Freeman, son meilleur photographe, au téléphone, elle pourrait prendre quelques clichés avec son appareil numérique, qu’elle appelait son Nikon de secours. Elle avait entendu dire que des zones de quarantaine avaient été établies côté Motton et Tarker’s Mill de la barrière — et probablement du côté de toutes les autres villes mitoyennes — mais il était possible de s’en approcher, de l’intérieur. On pourrait bien lui crier tout ce qu’on voudrait, si la barrière était aussi imperméable qu’on le disait, cela n’irait pas plus loin.
« Bâtons et pierres me jetteront à terre, jamais les mots ne seront source de maux », dit-elle à voix haute. Tout à fait vrai. Si les mots avaient pu la blesser, Jim Rennie l’aurait expédiée depuis longtemps en soins intensifs, après l’article qu’elle avait pondu sur la mascarade de l’audit ordonné par l’État, trois ans auparavant. Certes, il s’était beaucoup répandu en menaces de procès, mais ce n’était que des menaces ; elle avait même un instant envisagé un éditorial sur la question, surtout parce qu’elle avait trouvé une manchette sensationnelle : OÙ SONT DU PROCÈS LES MENACES PASSÉES ?
Si bien que oui, elle avait des raisons de s’inquiéter. Des raisons inhérentes à son boulot. Elle avait moins l’habitude de s’inquiéter de son propre comportement ; mais aujourd’hui, alors qu’elle se tenait à l’angle de Main Street et de Commonwealth Street, c’était le cas. Au lieu de tourner à gauche sur Main, elle regarda le chemin qu’elle venait de parcourir. Et murmura, du ton qu’elle employait d’ordinaire avec Horace : « Je n’aurais pas dû laisser cette gamine tout seule. »
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