Le sourire de Julia s’effaça. « Cela vous ennuierait-il de m’expliquer pourquoi ?
— Je n’y verrais pas d’inconvénient, mais il faudra que vous compreniez toute seule. Ma proposition est que, si vous voulez voir la barrière — ce qui est une façon de parler, car elle est invisible, on a certainement dû vous le dire —, vous allez vous rendre avec le capitaine Barbara à l’endroit où elle coupe le chemin vicinal n°3. Connaissez-vous le chemin vicinal n°3, Ms Shumway ? »
Un instant, elle ne vit pas de quoi il parlait. Puis cela lui revint et elle eut un petit rire.
« Quelque chose d’amusant, Ms Shumway ?
— Ici, les gens l’appellent Little Bitch, le chemin de la Petite Garce. Parce que à la mauvaise saison, c’est le genre bourbier traître.
— Très imagé.
— Personne du côté de la Petite Garce, si je comprends bien ?
— Personne, pour le moment.
— Très bien. »
Elle remit le carnet de notes dans sa poche et reprit son appareil photo. Horace attendait toujours patiemment près de la porte.
« Parfait. Quand pensez-vous me rappeler ? Ou plutôt, quand Barbie pourra-t-il me rappeler sur votre portable ? »
Elle consulta sa montre, il était dix heures à peine passées. Comment était-il possible, au nom du Ciel, qu’il soit déjà si tard ? « On devrait y être vers dix heures et demie, en supposant que je le trouve tout de suite. Ce qui me paraît possible.
— C’est très bien. Dites-lui qu’il a le bonjour de Ken. C’est…
— Une blague entre vous, j’ai compris. Quelqu’un sera-t-il là pour nous accueillir ? »
Il y eut un silence. Quand le colonel reprit la parole, elle sentit qu’il hésitait : « Il y aura des lumières, des sentinelles, des soldats pour contrôler le barrage routier. Mais ils ont pour instructions de ne pas parler aux résidents de Chester’s Mill.
— De ne pas… pourquoi ? mon Dieu, pourquoi ?
— Si cette situation se prolonge, Ms Shumway, tout cela deviendra clair pour vous. Mais vous trouverez la plupart des réponses toute seule — vous me faites l’effet d’une femme particulièrement intelligente.
— Eh bien allez vous faire foutre, colonel ! » s’écria-t-elle, vexée.
Horace dressa les oreilles.
Cox éclata de rire, un grand rire nullement offensé. « Oui madame, je vous reçois cinq sur cinq. Vingt-deux heures trente ? »
Elle fut tentée de lui répondre non, mais c’était bien entendu hors de question.
« Soit vous, soit lui, mais c’est à lui que j’ai besoin de parler. J’attendrai une main sur le téléphone.
— Alors donnez-moi le numéro magique. »
Elle coinça l’appareil contre son oreille et reprit son carnet de notes. Car bien entendu, on a toujours besoin de reprendre son carnet de notes dès qu’on vient de le ranger ; c’est un fait de la vie, quand on est reporter, ce qu’elle était maintenant. À nouveau. Le numéro qu’il lui donna l’effraya encore plus que tout ce qu’il avait pu lui dire. Le code de zone était 000.
« Une dernière chose, Ms Shumway : avez-vous un pacemaker ? Un appareil auditif ? Rien de cette nature ?
— Non. Pourquoi ? »
Elle crut qu’il allait de nouveau refuser de répondre, mais pas du tout. « Une fois que vous êtes proche du Dôme, il se produit certaines interférences. Elles ne sont pas dangereuses pour la plupart des gens ; ils ne ressentent qu’un léger choc électrique de faible puissance qui disparaît au bout d’une ou deux secondes, mais qui fout en l’air les appareils électroniques. Il en arrête certains — comme les téléphones portables, par exemple, quand on en est à moins de deux mètres, environ, et fait exploser les autres. Il arrêtera par exemple un magnétophone. Mais amenez un truc plus sophistiqué, comme un iPod ou un BlackBerry, et il y a des chances pour qu’il explose.
— Est-ce que le pacemaker du chef Perkins a explosé ? C’est ça qui l’a tué ?
— Vingt-deux heures trente. Amenez Barbie et n’oubliez pas de lui dire qu’il a le bonjour de Ken. »
Il coupa la communication, laissant une Julia silencieuse devant sa porte. Elle essaya d’appeler sa sœur à Lewiston. Les numéros bipèrent… puis plus rien. Silence sur la ligne, comme avant.
Le Dôme, pensa-t-elle. Il ne l’a pas appelé la barrière, à la fin. Il l’a appelé le Dôme.
Barbie avait déjà enlevé sa chemise et était assis au bord de son lit pour délacer ses chaussures lorsqu’on frappa à sa porte — une porte que l’on gagnait en escaladant une volée de marches extérieures, sur le côté de la pharmacie Sanders. Son visiteur n’était pas le bienvenu. Barbie avait marché pendant une bonne partie de la journée, puis enfilé son tablier de cuistot et tenu les fourneaux pendant le plus clair de la soirée. Il était claqué.
Et si jamais c’était Junior et quelques-uns de ses amis, prêts à lui organiser une petite réception en l’honneur de son retour ? On pouvait toujours prétendre que c’était improbable, sinon parano, mais la journée avait été un festival d’événements improbables. De plus, Junior, Frank DeLesseps et le reste de leur bande faisaient partie des rares personnes qu’il n’avait pas vues au Sweetbriar Rose ce soir. Il supposa qu’ils traînaient sur la 119 ou la 117, jouant les voyeurs, mais quelqu’un leur avait peut-être dit qu’il était de retour en ville, et qui sait s’ils n’avaient pas un petit projet pour plus tard dans la soirée ? Plus tard comme maintenant, par exemple.
On frappa à nouveau. Barbie se leva et posa la main sur la petite télé portable. Ce n’était pas grand-chose en guise d’arme, mais elle pourrait faire des dégâts sur le premier ou les deux premiers qui essaieraient de forcer sa porte. Il y avait bien la barre du placard, mais les trois pièces étaient minuscules et il aurait manqué de place pour la manœuvrer efficacement. Ou bien son couteau suisse, mais il était tout juste bon à faire des égratignures. À moins qu’il…
« Mr Barbie ? » C’était une voix de femme. « Barbie ? Vous êtes là ? »
Il lâcha la poignée de la télé et traversa la kitchenette. « Qui est-ce ? » Mais le temps de poser la question, il avait reconnu la voix.
« Julia Shumway. J’ai un message de la part de quelqu’un qui veut vous parler. Il m’a dit de vous dire que vous aviez le bonjour de Ken. »
Barbie ouvrit la porte et la fit entrer.
Dans la salle de réunion lambrissée de pin, au sous-sol de l’hôtel de ville de Chester’s Mill, le grondement du générateur (un Kelvinator d’un certain âge) était réduit à un murmure sourd. La table, au milieu de la pièce, en érable rouge de première qualité, polie et brillante comme un miroir, mesurait quatre mètres de long. Ce soir la plupart des fauteuils qui l’entouraient étaient vides. Les quatre personnes présentes à ce que Big Jim appelait la Réunion d’Évaluation d’Urgence étaient regroupées à une extrémité. Big Jim lui-même, bien que deuxième conseiller, était assis au bout de la table. Derrière lui était accrochée une carte où l’on voyait le territoire en forme de chaussette de sport de Chester’s Mill.
Outre Big Jim il y avait donc Peter Randolph, shérif par intérim, et les deux autres conseillers. Le seul qui semblait avoir gardé son sang-froid était Rennie. Randolph paraissait sous le choc, effrayé. Andy Sanders était bien entendu assommé de chagrin. Quant à Andrea Grinnell — version grisonnante et en surpoids de sa sœur cadette, Rose —, elle donnait l’impression d’être hébétée. Ce n’était pas nouveau.
Quatre ou cinq ans auparavant, par un matin de janvier, Andrea avait glissé dans son allée verglacée en allant relever sa boîte aux lettres. Elle était tombée si lourdement qu’elle s’était rompu deux disques intervertébraux (peser trente ou quarante kilos de trop n’avait pas dû aider). Le Dr Haskell lui avait prescrit la dernière merveille en matière de médicament, l’OxyContin, pour soulager ce qui était sans aucun doute des douleurs insupportables. Et il continuait à lui en administrer depuis. Grâce à son excellent ami Andy, patron de la pharmacie de la ville, Big Jim savait qu’Andrea avait commencé à quarante milligrammes par jour et en était arrivée au chiffre astronomique de quatre cents. L’information était utile.
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