Rose l’aperçut alors qu’elle était en train de servir des platées de haricots blancs-saucisses (avec une relique fumante qui ressemblait vaguement à une côtelette de porc) à six clients serrés à une table pour quatre. Elle s’immobilisa, une assiette dans chaque main et deux autres en équilibre sur l’avant-bras, les yeux écarquillés. Puis elle eut un large sourire, débordant de soulagement et de joie sincère qui lui alla droit au cœur.
Voilà l’impression que l’on a quand on est chez soi, pensa-t-il. Du diable si ce n’est pas exactement ça.
« Nom d’un chien, je m’attendais pas à te revoir, Dale Barbara !
— Tu as toujours mon tablier ? » demanda Barbie.
Un peu timidement. Il faut dire que Rose l’avait engagé alors qu’il n’était qu’un vagabond avec quelques références griffonnées dans son sac à dos. Elle lui avait dit qu’elle comprenait parfaitement les raisons pour lesquelles il devait ficher le camp de la ville, personne n’avait envie d’avoir pour ennemi le père de Junior Rennie, mais Barbie avait encore l’impression de l’avoir laissée tomber à un mauvais moment.
Rose déposa les assiettes au petit bonheur la chance, là où il y avait de la place, et se dépêcha de rejoindre Barbie. C’était une petite femme rondelette et elle dut se mettre sur la pointe des pieds pour l’embrasser, mais elle y arriva.
« Je suis fichtrement contente de te revoir ! » murmura-t-elle. Barbie la serra contre lui et l’embrassa sur le sommet du crâne.
« Big Jim et Junior Rennie n’en diront pas autant. » Mais aucun des deux Rennie n’était là ; c’était toujours ça de pris. Barbie se rendit compte que, du moins pour le moment, il était devenu aussi intéressant aux yeux des citoyens de Chester’s Mill assemblés ici que leur propre ville en vedette sur une chaîne nationale.
« Big Jim Rennie peut aller se faire voir ! » dit Rose. Barbie se mit à rire, ravi de sa férocité mais content aussi de sa discrétion car elle continuait à murmurer : « Je croyais que tu étais parti ?
— J’étais sur le point, mais j’ai été retardé.
— Tu… tu l’as vu, ce truc ?
— Oui. Je te raconterai plus tard. »
Il la relâcha, la tint à bout de bras et pensa : Si tu avais dix ans de moins, Rose… ou peut-être même cinq…
« Alors, tu me rends mon tablier ? »
Elle s’essuya le coin de l’œil et hocha affirmativement la tête. « Je t’en supplie , reprends-le ! Vire-moi Anson de la cuisine avant qu’il nous ait tous empoisonnés. »
Barbie lui adressa un petit salut et contourna le comptoir pour entrer dans la cuisine où il renvoya Anson Wheeler en salle, lui demandant de prendre les commandes et de s’occuper du nettoyage, puis d’aider Rose à servir. Anson s’éloigna du gril avec un soupir de soulagement. Avant de retourner au comptoir, il serra la main droite de Barbie dans les deux siennes. « Merci mon Dieu, vieux — j’ai jamais vu une telle cohue. J’étais largué.
— Ne t’inquiète pas. Nous allons faire manger les cinq mille convives. »
Anson, qui n’était pas un fervent lecteur de la Bible, ne comprit pas. « Hein ?
— Laisse tomber. »
La clochette retentit, dans le coin du passe-plat. « Une commande ! » lança Rose.
Barbie s’empara d’une spatule avant de prendre le bon de commande — le gril était dans un état inimaginable, comme toujours lorsque c’était Anson qui se lançait dans les transformations cataclysmiques provoquées par la chaleur qu’il appelait cuisson — puis il enfila son tablier, le noua dans son dos et ouvrit le placard au-dessus de l’évier. Il était plein de casquettes de baseball, lesquelles servaient de toques de chef aux cuistots du Sweetbriar Rose quand ils maniaient le gril. Il en choisit une des Sea Dogs en l’honneur de Paul Gendron (actuellement dans les bras de sa chère et tendre, espéra-t-il), tourna la visière vers l’arrière et fit craquer ses articulations.
Puis il prit la première commande et se mit au boulot.
À vingt et une heures quinze, soit longtemps après l’heure habituelle de fermeture, Rose mettait les derniers clients dehors. Barbie ferma à clef et retourna le panneau OUVERT sur FERMÉ. Il suivit des yeux le dernier groupe de quatre ou cinq personnes qui traversaient la rue pour rejoindre la place principale où s’était créé un attroupement d’une cinquantaine d’hommes et de femmes, et les conversations allaient bon train. Tous étaient tournés vers le sud où une grande lumière blanche formait une bulle au-dessus de la 119. Ce n’était pas les projecteurs des télés, estima Barbie, mais ceux de l’armée américaine noyant de clarté un périmètre de sécurité. Car comment sécurisait-on un secteur de nuit ? Eh bien, en y postant des sentinelles et en l’éclairant a giorno , bien entendu.
Zone interdite . Voilà qui ne lui plaisait pas trop.
En revanche, il faisait anormalement sombre dans Main Street. Quelques ampoules électriques anémiques brillaient dans certains des bâtiments — ceux dotés de générateurs — et les éclairages de sécurité sur batterie fonctionnaient dans les magasins, le Burpee’s, le Gas & Grocery, la librairie de Chester’s Mill, et le Food City (le supermarché), en bas de Main Street Hill, ainsi que dans une demi-douzaine d’autres bâtiments, mais les lampadaires étaient éteints et on voyait des bougies à la plupart des fenêtres, au premier étage des maisons, là où se trouvaient les appartements.
Rose s’assit à une table au milieu de la salle, une cigarette aux lèvres (ce qui était interdit dans un établissement public, mais Barbie se garderait bien de le lui faire remarquer). Elle retira le filet de ses cheveux et esquissa un sourire à l’adresse de son cuistot quand il s’assit à son tour devant elle. Derrière eux, Anson briquait le comptoir, ses cheveux, libérés de leur casquette des Red Sox, lui retombant jusque sur les épaules.
« J’ai toujours redouté l’affluence les jours de fête nationale, mais c’était bien pire aujourd’hui, dit Rose. Si tu n’étais pas arrivé, je serais roulée en boule dans un coin en train d’appeler ma maman.
— J’ai vu une blonde dans un F-150, dit Barbie, souriant à ce souvenir. Elle a failli me faire monter. Si elle m’avait pris, je serais peut-être dehors. Mais par ailleurs, ce qui est arrivé à Chuck Thompson et à son élève dans l’avion aurait pu nous arriver aussi. »
Le nom de Thompson avait été cité dans le reportage de CNN ; la femme n’avait pas été identifiée.
Rose, elle, savait de qui il s’agissait. « C’était Claudette Sanders. J’en suis pratiquement certaine. Dodee m’a dit hier que sa mère devait prendre aujourd’hui une leçon de pilotage. »
Il y avait une assiette de frites entre eux, sur la table. Barbie tendit la main pour en prendre une. Puis arrêta son geste. Tout d’un coup, il n’avait plus envie de frites. Il n’avait plus envie de rien. Et la flaque rouge, sur un côté de l’assiette, lui faisait penser davantage à du sang qu’à du ketchup.
« C’est pour ça que Dodee n’est pas venue. »
Rose haussa les épaules. « C’est possible. Mais je ne sais pas. Elle ne m’a pas donné de nouvelles. D’ailleurs, je n’en attendais pas vraiment, avec le téléphone coupé. »
Barbie supposa qu’elle parlait des lignes fixes, mais depuis la cuisine, il avait pu entendre des gens se plaindre de ne pouvoir utiliser leur portable. Tous ou presque pensaient que c’était parce que tout le monde essayait de s’en servir en même temps, saturant le réseau. D’autres estimaient que l’afflux des gens de la télé — probablement des centaines, à l’heure actuelle, tous équipés de Nokia, de Motorola, de iPhone et de BlackBerry — était à l’origine du problème. Barbie, lui, nourrissait des soupçons plus inquiétants ; il s’agissait d’une situation de sécurité nationale, après tout, à une époque où le terrorisme rendait tout le pays parano. Certains appels passaient, mais ils étaient de plus en plus rares au fur et à mesure que la soirée avançait.
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