Barbie sentit un petit cercle froid se poser entre ses omoplates. Il ne pouvait pas le voir, mais il savait que Jackie lui plantait son arme de service dans le dos. Si elle tire, c’est là que je prendrai la balle. Et elle en est capable, parce que dans une petite ville où les grosses affaires sont pratiquement inexistantes, même les professionnels sont des amateurs .
Il laissa tomber la chaussette. L’objet qu’elle contenait résonna contre le lino. Puis il leva les mains. « Je l’ai laissé tomber, madame ! Je ne suis pas armé, je vous en prie, baissez votre arme ! »
Mel repoussa le bandage, qui se déroula dans son dos comme l’extrémité d’un turban de pandit. Il donna deux coups de poing à Barbie, un au plexus solaire, l’autre au creux de l’estomac.
Cette fois, Barbie n’avait pas eu le temps de se préparer et l’air jaillit de ses poumons avec un bruit rauque étranglé. Il se plia en deux et tomba à genoux. Mel abattit son poing sur sa nuque — à moins que ce ne fût Freddy ; pour ce qu’en savait Barbie, c’était peut-être même leur intrépide patron — et il s’étala, tandis que le monde devenait gris et indistinct. Mis à part un éclat qui avait sauté du lino. Celui-ci, il le distinguait très bien. Avec une clarté à couper le souffle, même. Et pour cause, il n’en était qu’à trois centimètres.
« Arrêtez, arrêtez, arrêtez de le frapper ! » La voix venait de très loin, mais Barbie était à peu près certain qu’elle appartenait à la femme de Rusty. « Il est à terre, vous ne voyez pas qu’il est à terre ? »
Il y eut un ballet compliqué de pieds bottés autour de lui. L’un des flics lui marcha sur les fesses, dit « Oh, merde ! », sur quoi il reçut un coup de pied à la hanche. Tout cela se produisait très loin. Il aurait certainement mal plus tard, mais pour le moment, ce n’était pas trop dur.
Des mains l’empoignèrent et le soulevèrent. Il essaya de relever la tête, mais il trouva plus facile, en fin de compte, de la laisser retomber. Il fut propulsé le long du couloir jusqu’à la dernière cellule, le lino vert glissant sous ses pieds. Qu’est-ce que Denton lui avait dit, déjà ? Ta suite t’attend .
M’étonnerait qu’il y ait des bonbons sur l’oreiller et un service de chambre , pensa Barbie. Ce dont il se fichait. Pour l’instant, il n’avait qu’une envie : se retrouver seul pour pouvoir lécher ses blessures.
À l’entrée de la cellule, un pied vint se poser sur ses fesses pour le faire aller un peu plus vite. Il partit en vol plané, levant le bras droit pour ne pas s’écraser tête la première contre les parois de béton peintes en vert. Il essaya bien de soulever aussi le bras gauche, mais il était encore complètement engourdi jusqu’au coude. Il réussit cependant à se protéger la tête, ce qui n’était déjà pas si mal. Il rebondit, vacilla sur place, tomba de nouveau à genoux, cette fois à côté de la couchette, comme s’il s’apprêtait à faire sa prière avant de se coucher. Derrière lui, la porte se referma avec un grincement.
S’appuyant des mains sur la couchette, Barbie se releva, son bras gauche reprenant un peu vie. Il se tourna à temps pour voir, à travers les barreaux, Randolph qui repartait d’une démarche agressive, poings serrés, tête baissée. Un peu plus loin, Denton défaisait ce qui restait du bandage de Searles tandis que celui-ci fronçait férocement les sourcils — l’effet quelque peu gâché par les lunettes de soleil de travers sur son nez. Les deux femmes flics se tenaient derrière leurs collègues masculins, au pied de l’escalier. Elles arboraient une même expression de confusion consternée. Le visage de Linda Everett était plus pâle que jamais et Barbie crut deviner des larmes brillant dans ses cils.
Barbie mobilisa toute son énergie et lança : « Officier Everett ! »
Elle eut un léger sursaut. Quelqu’un l’avait-il déjà appelée ainsi ? Les petits écoliers, peut-être, quand elle leur faisait traverser la rue, ce qui avait sans doute dû être sa plus grosse responsabilité en tant qu’employée à mi-temps. Jusqu’à cette semaine.
« Officier Everett ! Madame, je vous en prie, madame !
— La ferme ! » lui lança Freddy Denton.
Barbie n’y fit pas attention. Il craignait, sinon de s’évanouir complètement, du moins d’avoir un étourdissement ; pour le moment, il s’accrochait de toutes ses forces.
« Dites à votre mari d’examiner les corps ! Celui de Mrs Perkins, en particulier ! Il doit examiner les corps, madame ! Ils ne sont pas à l’hôpital ! Rennie n’a pas voulu qu’ils… »
Peter Randolph arriva à grands pas. Barbie vit ce que le chef avait pris à la ceinture de Freddy Denton et voulut se protéger la figure avec ses bras, mais ils étaient tout simplement trop lourds.
« Ça commence à bien faire, mon gars », dit Randolph. Il passa la bombe lacrymo entre les barreaux et appuya sur la détente.
Au milieu du Black Ridge Bridge, Norrie s’arrêta et mit un pied à terre, regardant devant elle.
« On ferait mieux de continuer, lui lança Joe. Il faut profiter de la lumière du jour.
— Je sais, mais regarde », répondit Norrie avec un geste.
Sur l’autre berge, au pied d’une pente très raide et allongés dans la boue en train de sécher de ce qui était le lit de la Prestile avant que le Dôme ne vienne presque interrompre son cours, se trouvaient les corps de quatre cerfs : un mâle, deux femelles et un petit d’un an. Tous étaient d’une bonne taille ; il avait fait un bel été dans la région et ils étaient bien nourris. On voyait des nuages de mouches virevolter au-dessus des carcasses et on entendait même leur bourdonnement lancinant. En temps ordinaire, le bruit aurait été couvert par celui de la rivière.
« Qu’est-ce qui leur est arrivé ? demanda Benny. Vous croyez que c’est en rapport avec ce que nous cherchons ?
— Si tu penses aux radiations, répondit Joe, je ne crois pas que l’effet puisse être aussi rapide.
— Sauf si ce sont des radiations d’une très haute intensité », observa Norrie, mal à l’aise.
Joe eut un geste vers le compteur Geiger. « C’est possible, mais pour le moment, elles ne sont pas très fortes. Même si l’aiguille était complètement dans le rouge, je ne crois pas qu’elles pourraient tuer des animaux de cette taille en trois jours.
— Le mâle a une patte brisée, dit Benny. On le voit d’ici.
— Et moi je suis à peu près sûre qu’une des biches en a deux de cassées, ajouta Norrie, s’abritant les yeux de la main. Celles de devant. Vous ne voyez pas l’angle qu’elles font ? »
Joe pensa que la biche avait l’air de s’être tuée en essayant de faire un dangereux exercice de gymnastique.
« Je crois qu’ils ont sauté, dit Norrie. Ils ont sauté de la rive, comme il paraît que font ces espèce de pauvres rats.
— Des lémons, dit Benny.
— Lem- mings , tête de piaf ! dit Joe.
— En fuyant devant quelque chose, peut-être ? demanda Norrie. Ce ne serait pas ça, par hasard ? »
Aucun des garçons ne répondit. Ils paraissaient l’un et l’autre plus jeunes qu’une semaine auparavant, tels des scouts qui auraient écouté, le soir autour du feu, une histoire beaucoup trop angoissante. Le trio restait immobile, chacun tenant sa bicyclette, regardant les cerfs morts et écoutant le bourdonnement lancinant des mouches.
« On continue ? demanda Joe.
— Je crois qu’on n’a pas le choix », répondit Norrie.
Elle passa la jambe par-dessus le cadre de sa bicyclette de garçon et remonta en selle.
« D’accord, dit Joe.
— C’est encore un joli merdier dans lequel tu me fais mettre les pieds, dit Benny.
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