Gina et Harriet hurlèrent et filèrent vers le couloir principal, sautant adroitement au-dessus de Joe Boxer qui rampait sur le sol, les mains sur la tête, ses cheveux d’ordinaire si soigneusement peignés pendant devant ses yeux. Brendan Ellerbee, qui venait d’être soigné pour une mâchoire partiellement déboîtée, donna un coup de pied dans l’avant-bras du dentiste dans sa précipitation. La boîte à sucrettes alla valser, heurta le meuble de la réception et s’ouvrit, répandant partout les dents que Torie McDonald avait pris tellement de peine à ramasser.
Freddy et Junior attrapèrent Rusty, qui ne fit aucun effort pour les repousser. Il paraissait en proie à une totale confusion. Quand les deux policiers le bousculèrent, il partit en trébuchant ; Linda voulut le rattraper, mais elle ne réussit qu’à s’étaler par terre avec lui.
« Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? rugit Twitch. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? »
Boitant légèrement, Carter Thibodeau s’approcha de Barbie, lequel avait compris ce qui allait arriver mais gardait les mains levées. S’il les abaissait, il risquait de se faire tuer. Et d’autres aussi, peut-être. Maintenant qu’il y avait eu un premier coup de feu, les chances qu’en partent d’autres avaient considérablement augmenté.
« Salut, raclure, dit Carter. En voilà un garçon très occupé, ouais. » Il lui donna un coup de poing à l’estomac.
Barbie s’y était attendu et avait bandé ses abdominaux, mais il se plia néanmoins en deux. Ce fils de pute était costaud.
« Arrêtez ça ! » s’égosilla Rusty. Il avait toujours son air hébété, mais il paraissait aussi gagné par la colère. « Arrêtez-moi ça tout de suite, bon sang ! »
Il essaya de se lever, mais Linda l’encercla de ses bras et le maintint au sol. « Ne bouge pas, lui dit-elle. Ne bouge pas, il est dangereux.
— Quoi ? » Rusty tourna la tête et la regarda, incrédule. « T’es cinglée, ma parole ! »
Barbie avait gardé les mains levées en direction des flics. Plié en deux comme il l’était, on aurait dit qu’il se livrait à des salamalecs.
« Recule-toi, Thibodeau, dit Randolph. Ça suffit.
— Et toi, imbécile, range ce pétard ! cria Rusty à Randolph. Tu veux peut-être tuer quelqu’un ? »
Randolph lui adressa un bref regard méprisant, puis se tourna vers Barbie : « Redresse-toi, mec. »
Barbie se redressa. Cela lui faisait mal, mais il y parvint. Il n’ignorait pas que s’il ne s’était pas préparé au coup de poing de Thibodeau, il serait par terre, se tordant de douleur, cherchant sa respiration. Et Randolph n’aurait-il pas essayé de le faire relever à coups de pied ? Et est-ce que les autres flics ne se seraient pas joints à lui, en dépit des spectateurs du hall dont certains revenaient en douce pour mieux voir ce qui se passait ? Bien sûr que oui, parce qu’ils étaient complètement remontés. C’est ainsi que se passent ces choses.
Randolph reprit la parole : « Je vous arrête pour les meurtres d’Angela McCain, Doreen Sanders, Lester Coggins et Brenda Perkins. »
Chacun de ces noms fut une gifle pour Barbie, mais la dernière fut la plus forte. Cette femme délicieuse. Elle avait oubliée d’être prudente. Barbie ne pouvait lui en vouloir — elle était encore sous le coup de la mort brutale de son mari — mais lui-même pouvait s’en vouloir de l’avoir laissée aller voir Rennie. De l’avoir encouragée.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il à Randolph. Qu’est-ce que vous avez fait, au nom du Ciel ?
— Comme si tu le savais pas, répondit Freddy Denton.
— Quel genre de dingue vous êtes ? » demanda Jackie Wettington.
Son visage était un masque révulsé de mépris et la rage lui étrécissait les yeux.
Barbie les ignora tous les deux. Les mains toujours levées au-dessus de la tête, il étudiait le visage de Randolph. Au moindre prétexte, ils se jetteraient tous sur lui. Y compris Jackie, d’ordinaire la plus charmante des femmes, même si ce ne serait pas sur un prétexte, mais pour une bonne raison. Ou peut-être pas. Même les plus charmantes personnes pètent parfois les plombs.
« J’ai une meilleure question, dit-il à Randolph. Qu’est-ce que vous avez laissé faire à Rennie ? Parce que tout ce bordel est le sien, et vous le savez. Ses empreintes sont partout.
— La ferme. » Il se tourna vers Junior. « Les menottes. »
Junior tendit la main vers Barbie, mais avant qu’il ait pu toucher un de ses poings levés, Barbie s’était tourné, mains dans le dos. Rusty et Linda Everett étaient toujours par terre, Linda continuant à retenir son mari en l’encerclant de ses bras dans une étreinte d’ours.
« N’oublie pas », dit Barbie à Rusty, tandis que les menottes en plastique se refermaient… et étaient ensuite serrées sur le peu de chair qui entourait ses poignets, jusqu’à ce qu’elles mordent dedans.
Rusty se releva. Lorsque Linda essaya une fois de plus de le retenir, il la repoussa et lui adressa un regard qu’elle ne lui avait jamais vu auparavant. Il contenait de la dureté et du reproche, mais aussi de la pitié. « Peter ! » dit-il. Et comme Randolph ne se tournait pas vers lui, il éleva la voix : « Je te parle, Peter ! Et tu me regardes quand je t’adresse la parole ! »
Randolph se tourna. Son visage était de marbre.
« Il savait que tu venais le chercher.
— Bien sûr, qu’il le savait, intervint Junior. Il est peut-être cinglé, mais il n’est pas idiot. »
Rusty ne prêta aucune attention à lui. « Barbie m’a montré ses bras et son visage et il a soulevé son T-shirt pour me montrer son buste et son dos. Il n’a aucune trace de blessure, sauf celle qu’a dû laisser le coup de poing que lui a donné cet enfoiré de Thibodeau. »
Carter se rebiffa. « Trois femmes ? Trois femmes et un pasteur ? Il le méritait. »
Rusty ne quittait pas Randolph des yeux. « C’est un coup monté.
— Avec tout le respect que je te dois, Rusty, ce n’est pas ton domaine », répondit Randolph.
Il avait rengainé son arme, ce qui était un soulagement.
« C’est exact, lui répondit Rusty. Je répare les gueules cassées et je ne suis ni flic ni avocat. Ce que je te dis, c’est que si j’ai l’occasion de le voir pendant qu’il sera en détention et que je constate qu’il présente des tas de coupures et d’ecchymoses, que Dieu te vienne en aide.
— Et qu’est-ce que vous ferez ? Vous allez appeler le Syndicat américain pour les libertés civiles ? » demanda Frank DeLesseps. Il avait les lèvres décolorées de rage. « Votre ami a battu trois femmes à mort. Brenda Perkins a eu le cou brisé. Une des filles était ma fiancée et elle a été en plus sexuellement agressée. Probablement après avoir été tuée et avant , pour ce qu’on a pu voir. »
La plupart de tous ceux qui s’étaient égaillés lors du coup de feu étaient revenus et un grondement horrifié monta de la foule.
« Et c’est ce type que vous défendez ? Vous devriez être en prison, vous aussi !
— Frank, la ferme ! » lui lança Linda.
Rusty regarda Frank DeLesseps, ce gamin qu’il avait soigné quand il avait eu la varicelle et la rougeole ; quand il avait ramené des poux d’un camp d’été, quand il s’était cassé le poignet pendant un match de base-ball ; et une fois, alors qu’il avait douze ans, lorsqu’il avait été sévèrement brûlé par du sumac vénéneux. Il trouva peu de ressemblance entre le petit garçon dont il se souvenait et le jeune adulte en face de lui. « Et si tu me colles derrière les barreaux, Frankie ? Alors quoi ? Si ta mère a encore une crise de colique néphrétique, comme l’an dernier ? Je vais attendre les heures de visite en prison pour la soigner ? »
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