« Mous ! Gardez-les doigts mous ! » grogna Henry. Ce n’était plus l’homme qui avait pris plaisir à parler avec Barbie de la rivalité entre les Yankees de New York et les Red Sox de Boston pendant le déjeuner, au Sweetbriar Rose (toujours un BLT — Bacon, laitue, tomate — avec un cornichon planté dedans par un cure-dents). C’était un type qui paraissait prêt à balancer un coup de poing dans le nez de Dale Barbara. En y mettant le paquet. « C’est pas toi qui les roules, c’est moi, alors reste mou ! »
Barbie aurait eu envie de lui rétorquer qu’il était difficile de ne pas se raidir quand on était coincé entre deux types l’arme à la main, en particulier quand on savait que les deux types en question n’hésiteraient pas un instant à en faire usage. Il garda cependant le silence et s’efforça de rendre ses mains aussi molles que possible pour que Henry pût lui relever ses empreintes. Il s’y prenait d’ailleurs bien et, en d’autres circonstances, Barbie aurait pu lui demander pourquoi il se donnait tout ce mal, mais, une fois de plus, il tint sa langue.
« Très bien », dit Henry, quand il estima avoir des empreintes claires. « Amenez-le en bas. Je vais me laver les mains. J’ai l’impression d’être sale rien que de l’avoir touché. »
Jackie et Linda se tenaient sur le côté. Lorsque Randolph et Denton rengainèrent leur arme pour prendre Barbie par les bras, elles sortirent la leur, canon pointé vers le sol, mais prêtes.
« Je dégueulerais bien tout ce que tu m’as donné à bouffer si je pouvais, reprit Henry. Tu me débectes.
— Ce n’est pas moi qui ai fait ça, Henry. Réfléchis un peu. »
Morrison se détourna sans répondre. La réflexion est une denrée devenue rare ici, aujourd’hui , se dit Barbie. Ce qui correspondait exactement, il en était sûr, à ce que voulait Rennie.
« Linda, dit-il, Mrs Everett…
— Ne me parlez pas. »
Elle était d’une pâleur à faire peur, ce qui soulignait les demi-lunes mauves qu’elle avait sous les yeux. On aurait dit des ecchymoses.
« Ramène-toi, l’artiste, dit Freddy en enfonçant sèchement une articulation dans le bas du dos de Barbie, juste au-dessus des reins. Ta suite t’attend. »
Joe, Benny et Norrie partirent à bicyclette par la Route 119 en direction du sud. Il faisait une chaleur estivale, cet après-midi-là, et l’air était brumeux et chargé d’humidité. Il n’y avait pas un souffle de vent. Les criquets stridulaient paresseusement dans les hautes herbes, de part et d’autre de la route. À l’horizon, le ciel présentait une nuance jaunâtre que Joe prit d’abord pour des nuages. Puis il se rendit compte que c’était un mélange de pollens et de pollution qui s’était déposé sur la surface du Dôme. La route longeait ici le cours de la Prestile et ils auraient dû percevoir son babillage tandis qu’ils pédalaient vivement vers Castle Rock ; il leur tardait d’entendre gronder la puissante Androscoggin, mais il n’y avait toujours que les criquets et quelques corbeaux qui croassaient sans conviction dans les arbres.
Ils franchirent le carrefour de la Deep Cut Road et arrivèrent à la Black Ridge Road, à un peu moins de deux kilomètres de là. La route était en terre, pleine de nids-de-poule et signalée par deux panneaux inclinés que le gel avait soulevés. Sur celui de gauche on lisait : QUATRE ROUES MOTRICES RECOMMANDÉES. Sur celui de droite, on avait ajouté : PONT LIMITÉ À QUATRE TONNES INTERDIT AUX POIDS LOURDS. Les deux panneaux étaient criblés d’impacts de balles.
« J’aime bien cette ville où les gens s’entraînent régulièrement au tir, commenta Benny. Je me sens mieux protégé contre El Klyder.
— Al-Qaida, idiot », le corrigea Joe.
Benny secoua la tête, souriant avec indulgence. « Je te parle d’El Klyder, le terrible bandit mexicain qui s’est réfugié dans le Maine occidental pour éviter de…
— Essayons le compteur Geiger », l’interrompit Norrie en descendant de bicyclette.
L’appareil était placé dans le panier du porte-bagages, sur la Schwinn High Plains de Benny. Ils l’avaient niché au milieu de vieilles serviettes prises dans le panier des réformées de Claire. Benny le dégagea et le tendit à Joe ; son boîtier jaune était la chose la plus lumineuse de tout ce paysage embrumé. Le sourire de Benny avait disparu. « Fais-le, toi. Je me sens trop nerveux. »
Joe étudia le compteur Geiger puis le tendit à son tour à Norrie.
« Poules mouillées », leur lança-t-elle, mais sans méchanceté, en branchant l’appareil. L’aiguille bondit aussitôt à + 50. Joe regarda le cadran et sentit son cœur se mettre à battre soudain dans sa gorge et non dans sa poitrine.
« Houlà ! s’exclama Benny. Ça décolle sec ! »
Norrie quitta l’aiguille (qui restait immobile à mi-chemin de la zone rouge) des yeux pour se tourner vers Joe. « On continue ?
— Bon sang, oui. »
Au poste de police l’électricité n’était pas coupée — pas encore, en tout cas. Un corridor carrelé de vert courait dans le sous-sol du bâtiment, éclairé par des néons qui jetaient une lumière à la constance déprimante. Matin ou après-midi, c’était toujours l’aveuglante clarté de midi tapant, ici. Le chef Randolph et Freddy Denton escortèrent (ce qui est une façon de parler, vu les poignes qui lui encerclaient les biceps) Barbie jusqu’au bas de l’escalier. Les deux policières, leur arme toujours dégainée, suivaient.
Sur la gauche se trouvait la salle des archives. Sur la droite, on comptait cinq cellules, deux face à face et une au fond. Cette dernière était la plus petite, son étroite couchette surplombant presque les toilettes sans siège ; c’était vers celle-ci qu’on le poussait.
Sur ordre de Peter Randolph — ordre qui émanait en fait de Big Jim —, on avait relâché sur parole tous les émeutiers, même ceux qui s’étaient montrés les plus violents au supermarché (de toute façon, où auraient-ils pu aller ?), et toutes les cellules auraient dû être libres. Ce fut donc une surprise lorsque Melvin Searles jaillit de la 4, où il s’était planqué. Le bandage qui entourait sa tête avait glissé, et il portait des lunettes de soleil pour cacher deux yeux au beurre noir exceptionnels dans leur genre. Il tenait à la main une longue chaussette de sport contenant quelque chose de lourd : une matraque faite maison. La première impression de Barbie, brouillée, fut qu’il allait être attaqué par l’Homme invisible.
« Salopard ! » hurla Mel, balançant son casse-tête. Barbie plongea. L’engin passa au-dessus de sa tête et frappa Freddy Denton à l’épaule. Freddy poussa un mugissement et lâcha Barbie. Derrière eux, les femmes crièrent.
« Putain d’assassin ! Qui t’a payé pour me casser la tête ? Hein ? » Mel balança de nouveau sa matraque et atteignit cette fois Barbie au biceps gauche. Son bras lui fit l’effet de s’être engourdi d’un seul coup. Ce n’était pas du sable, dans la chaussette, mais un objet dur, genre presse-papier. En verre ou en métal, mais du moins rond. Dans le cas contraire, il aurait saigné.
« Espèce de putain d’enculé ! » rugit Mel, balançant une fois de plus sa chaussette lestée. Le chef Randolph eut un mouvement de recul, lâchant à son tour Barbie. Barbie attrapa la chaussette par le haut et grimaça quand le poids s’enroula autour de son poignet. Puis il tira brusquement dessus, réussissant à arracher la matraque improvisée à Mel Searle. Sur quoi, le bandage qui entourait la tête du flic dégringola un peu plus bas, faisant un bandeau devant ses lunettes.
« Ne bougez pas ! Ne bougez pas ! cria Jackie Wettington. Plus un mouvement, détenu, il n’y aura pas d’autre avertissement ! »
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