Le vibreur de la porte le réveilla. Il bourdonnait à son oreille avec une impatience enrouée. Il rassembla ses idées jusqu’à ce qu’il soit en mesure de regarder la petite pendule à côté de son lit et gémit intérieurement.
Père Temps ! Après toutes ces émotions, il avait dormi trop longtemps.
Il parvint à atteindre le bouton situé près de son lit et le panneau d’observation devint transparent. Il ne reconnut pas le visage, mais qui que ce fût, celui-ci exprimait l’autorité.
Il ouvrit la porte et l’homme, qui portait l’insigne orange de l’Administration, entra.
« Technicien Andrew Harlan ?
— Oui, Administrateur ? Vous avez affaire avec moi ? » L’Administrateur ne sembla nullement gêné par l’agressivité marquée de la question. Il dit : « Vous avez un rendez-vous avec le Premier Calculateur Twissell ?
— Eh bien ?
— Je suis ici pour vous informer que vous êtes en retard. » Harlan le regarda fixement. « Qu’est-ce que tout ça veut dire ?
Vous n’êtes pas du 575 e siècle, n’est-ce pas ?
— Ma station se trouve au 222 e, répliqua l’autre d’un ton froid. Administrateur Assistant Arbut Lemm. Je suis chargé d’aplanir les difficultés et j’essaie d’éviter toute agitation superflue en annonçant moi-même les notifications officielles normalement transmises par la Communiplaque.
— Quelles difficultés ? Quelle agitation ? Qu’est-ce que tout ça veut dire ? Écoutez, j’ai déjà eu des entrevues avec Twissell. C’est mon supérieur. Ça n’implique aucune agitation. »
Un éclair de surprise passa sur le visage volontairement impassible jusque-là de l’Administrateur. « Vous n’avez pas été informé ?
— À quel propos ?
— Eh bien, qu’une sous-commission du Comité Pan-temporel se réunit ici au 575 e siècle. Cet endroit, m’a-t-on dit, a été mis au courant il y a plusieurs heures.
— Et ils veulent me voir ? » En même temps qu’il demandait cela, Harlan pensa : « Bien sûr qu’ils veulent me voir. Pourquoi la réunion aurait-elle lieu si ce n’est à mon sujet ? »
Et il comprit l’amusement du Calculateur en Second la nuit précédente, devant l’appartement de Twissell. Le Calculateur connaissait le projet de réunion de la commission et cela l’avait amusé de penser qu’un Technicien était capable d’espérer voir Twissell à un tel moment. « Très amusant », pensa amèrement Harlan.
L’Administrateur répondit : « J’ai mes ordres. Je ne sais rien de plus. » Puis, toujours surpris : « Vous n’êtes au courant de rien ?
— Les Techniciens, dit Harlan d’un ton sarcastique, mènent une existence à part. »
Cinq membres du Comité en plus de Twissell ! Tous Premiers Calculateurs, tous Éternels depuis trente-cinq ans au moins.
Six semaines plus tôt, Harlan aurait été confus de l’honneur qui lui était fait de déjeuner avec un tel groupe et il serait resté muet de saisissement devant la somme de responsabilités et de puissance qu’ils représentaient. Ils lui auraient semblé deux fois plus grands que nature.
Mais maintenant, c’était pour lui des adversaires, pire mêmes des juges. Il n’avait pas le temps d’être impressionné. Il devait mettre au point son système de défense.
Ils ne devaient pas savoir qu’il était au courant que Noÿs était en leur pouvoir. Ils ne pouvaient pas le savoir à moins que Finge leur ait parlé de sa dernière rencontre avec Harlan. Dans la claire lumière du jour, cependant, il était plus que jamais convaincu que Finge n’était pas homme à diffuser publiquement le fait qu’il avait été rudoyé et insulté par un Technicien.
Il sembla donc opportun à Harlan de ne pas utiliser pour le moment cet avantage possible, de les laisser, eux, faire le premier pas, prononcer la première phrase qui engagerait le combat réel.
Ils ne semblaient pas pressés. Ils l’examinaient tranquillement par-dessus un déjeuner frugal, comme s’il avait été un spécimen intéressant étendu sur une surface énergétique et maintenu par des répulseurs de faible intensité. En désespoir de cause, Harlan baissa les yeux.
Il les connaissait tous de réputation et par les portraits tridimensionnels figurant dans les films d’orientation physio-mensuels. Les films coordonnaient les activités des différentes Sections de l’Éternité et étaient obligatoirement vus par tous les Éternels à partir du grade d’Observateur.
August Sennor, le chauve (même pas de sourcils ni de cils), était bien sûr celui qui accaparait le plus l’attention d’Harlan. D’abord, parce que l’aspect singulier de ces yeux sombres et fixes sous des paupières et un front nus ressortait beaucoup plus au naturel que sur l’écran tridimensionnel. Ensuite, parce qu’il était au courant de certains affrontements de points de vue entre Sennor et Twissell. Enfin, parce que Sennor ne se contentait pas d’observer Harlan. Il lui posait des questions d’une voix aiguë.
Il était impossible de répondre à la plupart de ses questions, comme : Comment avez-vous commencé à vous intéresser aux Temps Primitifs, jeune homme ? Trouvez-vous que l’étude est payante, jeune homme ? »
Finalement, il sembla s’installer commodément sur son siège. Il poussa négligemment son assiette sur l’évacuateur automatique et croisa ses doigts épais devant lui. (Il n’a aucun poil sur le dos des mains, remarqua Harlan.)
« Il y a quelque chose que j’ai toujours voulu savoir. Peut-être pouvez-vous m’aider », fit Sennor.
Harlan pensa : « Ça y est, nous y voilà. »
Il dit tout haut : « Si je peux, monsieur. »
— Certains d’entre nous, ici, dans l’Éternité – je ne dirai pas tous, ni même assez (et il lança un regard rapide au visage fatigué de Twissell, pendant que les autres se rapprochaient pour écouter), mais un certain nombre tout de même – sont intéressés par la philosophie du Temps. Peut-être voyez-vous ce que je veux dire ?
— Les paradoxes du voyage dans le Temps, monsieur ?
— Eh bien, si vous voulez formuler la chose en termes mélodramatiques, oui. Mais ce n’est pas tout, bien sûr. Il y a le problème de la véritable nature de la Réalité, le problème de la conservation de la masse et de l’énergie au cours des Changements de Réalité, et ainsi de suite. Nous, dans l’Éternité, nous sommes influencés dans notre opinion là-dessus par notre connaissance des faits en matière de voyage dans le Temps. Vos créatures de l’Ère Primitive, cependant, ne connaissaient rien du voyage dans le Temps. Quelles étaient leurs théories dans ce domaine ?
Twissell murmura à l’autre bout de la table : « Billevesées ! » Mais Sennor l’ignora. « Voudriez-vous répondre à ma question, Technicien ? demanda-t-il.
— Les Primitifs ne se préoccupaient pratiquement pas du voyage dans le Temps, Calculateur, répondit Harlan.
— Ne les considéraient-ils pas comme possibles ?
— Je crois que si.
— N’échafaudaient-ils pas de théories ?
— Eh bien, fit Harlan d’un ton hésitant, je crois qu’il y avait des spéculations de cette sorte dans certains types de littérature d’évasion. Je ne suis pas très versé dans ce genre d’écrits, mais je crois qu’un thème qui revenait souvent était celui de l’homme qui remonte le Temps pour tuer son propre grand-père enfant. »
Sennor eut l’air ravi. « Merveilleux ! Merveilleux ! Après tout, c’est au moins une expression du paradoxe de base du voyage dans le Temps, si nous prenons une Réalité indéviante, hein ? Mais vos Primitifs, oserai-je affirmer, n’ont jamais considéré autre chose qu’une telle Réalité indéviante. Je ne me trompe pas ? »
Harlan attendit pour répondre. Il ne voyait pas le but de cette conversation ni quelles étaient les intentions profondes de Sennor et cela le démontait. « Je n’en sais pas assez pour vous répondre avec certitude, monsieur. Je crois qu’il y a dû y avoir des spéculations pour alterner les cours du Temps ou les plans d’existence. Je ne sais pas », répondit-il.
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