Et pourtant des hommes continuaient d’éprouver une attirance stupide pour un foyer « temporel » et cherchaient à s’intégrer à tel ou tel siècle (le désir du Temps : tout le monde était au courant). Pour une raison ou une autre, cela était particulièrement vrai pour les siècles ayant maîtrisé les voyages dans l’espace. C’était là un phénomène qui méritait d’être étudié et qui l’aurait été si l’Éternité n’avait manifesté une répugnance systématique à s’analyser elle-même.
Un mois plus tôt, Harlan aurait pu mépriser Feruque et ne voir en lui qu’un sentimental trouvant toujours matière à s’indigner, un lourdaud irascible qui, déplorant que la technique des champs électro-gravitiques subisse un recul (dans une nouvelle Réalité), couvrait d’invectives ceux qui, dans d’autres siècles, osaient réclamer du sérum anticancéreux.
Il aurait pu faire un rapport sur lui. Il aurait été de son devoir de le faire. On ne pouvait évidemment plus faire confiance aux réactions de l’homme.
Mais il ne pouvait plus agir ainsi à présent. Il se découvrait même de la sympathie pour cet homme. Son propre crime était plus grand.
Comme il lui était facile de revenir à ses préoccupations au sujet de Noÿs !
Il avait finalement réussi à s’endormir, cette nuit-là, et il faisait grand jour quand il s’éveilla. Les murs translucides laissaient passer la lumière de tous côtés et il eut l’impression de se retrouver en plein nuage par un matin brumeux.
Le rire de Noÿs résonna quelque part au-dessus de lui. « Bonté divine, tu en as mis du temps à t’éveiller ! »
Le premier geste instinctif d’Harlan fut de chercher à tâtons une couverture absente. Puis la mémoire lui revint et il la regarda, l’esprit en déroute et le sang au visage. Il se mit en devoir d’analyser ses impressions.
Mais à ce moment une autre idée lui vint à l’esprit et il s’assit d’un bond. « Il n’est pas plus d’une heure, n’est-ce pas ? Père Temps !
— Il n’est que 11 heures. Ton petit déjeuner t’attend et tu as largement le temps.
— Merci, murmura-t-il.
— La douche est réglée et tes vêtements sont prêts. » Que pouvait-il dire ? « Merci », murmura-t-il encore.
Il évita son regard pendant qu’il mangeait. Elle était assise en face de lui, sans manger, son menton enfoui dans la paume d’une main, ses cheveux noirs ramenés sur le côté en une lourde torsade et ses cils d’une longueur incroyable.
Elle suivait chacun de ses gestes tandis qu’il gardait les yeux baissés, cherchant en lui le vif sentiment de honte qu’il aurait dû éprouver, pensait-il. « Où vas-tu à une heure ? demanda-t-elle.
— Jeu d’aéroballe, murmura-t-il. J’ai le ticket.
— Voilà les accessoires. Dire que j’ai manqué toute la saison à cause de ces trois mois escamotés, tu te rends compte. Qui gagnera la partie, Andrew ? »
Il se sentit pris d’une étrange faiblesse en s’entendant appeler par son prénom. Il secoua brusquement la tête et essaya de prendre un air austère. (Jadis, cela lui était très facile.)
— Mais tu dois le savoir. Tu as inspecté toute cette période, n’est-ce pas ? »
À dire vrai, il aurait dû se borner à une simple dénégation froide, mais il se laissa fléchir et expliqua : « J’avais une quantité considérable d’Espace-Temps à parcourir. Il m’est impossible d’avoir connaissance de petits faits précis tels que des résultats de jeux.
— Dis plutôt que tu ne veux pas me le dire. »
Harlan ne répondit pas. Il inséra la pointe de son couteau dans le petit fruit juteux et le porta à ses lèvres.
Au bout d’un moment, Noÿs reprit : « As-tu vu ce qui se passait dans cette zone temporelle avant ton arrivée ?
— Aucun détail, N… Noÿs. » (Il s’obligea à prononcer son nom.)
La fille dit doucement : « Ne nous as-tu pas vus ? Ne savais-tu pas depuis le début que… »
Harlan balbutia : « Non, non. Je ne pouvais pas me voir moi-même. Je ne suis pas dans la Réa… je ne suis pas ici jusqu’à ce que je vienne. Je ne peux pas t’expliquer. » Il était doublement bouleversé. D’abord du fait qu’elle ait parlé de ça. Ensuite, parce qu’il s’était presque oublié jusqu’à dire « Réalité », le mot que, plus que tout autre, il était interdit de prononcer dans toute conversation avec des Temporels.
Elle leva les sourcils et ses yeux s’arrondirent en une expression légèrement étonnée. « As-tu honte ?
— Ce que nous avons fait ensemble n’était pas convenable.
— Pourquoi ? » Et dans le contexte du 482 e siècle, sa question était parfaitement innocente. « C’est défendu aux Éternels ? » Elle disait cela presque en plaisantant, du ton qu’elle aurait pris pour demander si les Éternels avaient le droit de manger.
« N’emploie pas ce mot, dit Harlan. Par le fait, ça nous est interdit, d’une certaine manière.
— Eh bien, dans ce cas, ne leur dis rien. J’en ferai autant. » Elle contourna la table et vint s’asseoir sur ses genoux et repoussa le plateau d’un souple mouvement de hanche.
L’espace d’un instant, il se raidit et esquissa un geste comme pour la repousser. Mais il ne put aller jusqu’au bout.
Elle se courba et l’embrassa sur les lèvres et plus rien ne lui parut honteux. Rien de ce qui concernait Noÿs et lui-même.
Il n’était pas certain du moment où il commença à faire ce qu’un Observateur, du point de vue éthique, ne devait pas faire. C’est-à-dire qu’il se mit à réfléchir sur la nature des problèmes concernant la Réalité de fait et le Changement de Réalité qui devait être mis au point.
Ce n’était ni les mœurs relâchées de l’époque, ni l’ectogenèse, ni le matriarcat qui inquiétait l’Éternité. Il en était déjà ainsi dans la Réalité précédente et le Comité Pan-temporel n’y avait rien trouvé à redire alors. Finge avait dit que c’était un problème fort délicat.
Le Changement devrait donc l’être également et il faudrait qu’il affecte le groupe que lui-même Observait. Tant de choses semblaient évidentes.
Il devrait inclure l’aristocratie, les possédants, les classes supérieures, les bénéficiaires du système.
Ce qui l’ennuyait, c’était que Noÿs serait très certainement mise en cause.
Prévoyant que les difficultés ne faisaient que commencer, il passa les trois jours restants prévus par son ordre de mission dans une tension qui gâta même la joie d’être auprès de Noÿs.
« Qu’est-ce qui est arrivé ? interrogea-t-elle. Pendant, un moment, tu as semblé tout différent de ce que tu étais dans l’Éther… là-bas. Tu n’étais plus guindé du tout. Maintenant, tu parais inquiet. Est-ce parce que tu dois retourner ? »
Harlan dit : « En partie.
— Es-tu obligé ?
— Je le suis.
— Voyons, si tu étais en retard, qui s’en soucierait ? » Harlan sourit presque de sa naïveté. « Ça ne leur plairait guère », dit-il, et pourtant il pensa avec autant de nostalgie à la marge de deux jours qui lui restait.
Elle régla les commandes d’un instrument de musique équipé d’un mécanisme lui permettant de composer et de jouer ses propres lignes mélodiques en pinçant des cordes et en frappant des touches au hasard – hasard qui, grâce à des formules mathématiques complexes, ne pouvait produire que des combinaisons harmonieuses. La musique ne pouvait pas plus se répéter que ne se répètent les flocons de neige et il lui était pareillement impossible d’être sans beauté.
À travers les sons l’incitant à la rêverie, Harlan gardait son regard fixé sur Noÿs et ses pensées l’enveloppaient toute. Que serait-elle dans la nouvelle structure temporelle ? Une marchande de poissons, une ouvrière, une mère de six enfants, grasse, affreuse, malade ? Qui qu’elle fût, elle ne se souviendrait pas d’Harlan. Il ne ferait plus partie de sa vie dans une nouvelle Réalité et, de toute façon, elle ne serait plus Noÿs.
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