Ce n’était pas simplement une fille qu’il aimait. (Étrangement, il utilisa le mot « aimer » dans ses propres pensées pour la première fois et il ne se donna même pas le temps d’y réfléchir et de s’étonner de l’étrangeté de la chose.) Il aimait tout un monde de petits faits précis : sa façon de s’habiller, de marcher, de parler, ses gestes familiers. Tout cela était la résultante d’un quart de siècle de vie et d’expérience dans une Réalité donnée. Elle n’avait pas été sa Noÿs dans la Réalité précédente, antérieure d’une physio-année. Elle ne serait pas sa Noÿs dans la prochaine Réalité.
On pouvait logiquement présumer que la nouvelle Noÿs aurait des qualités que celle-ci ne possédait pas, mais il était absolument certain d’une chose. Il désirait cette Noÿs-ci, celle qu’il voyait en ce moment, celle de cette Réalité. Si elle avait des défauts, c’était ces défauts-là qu’il aimait.
Que pouvait-il faire ?
Plusieurs choses lui vinrent à l’esprit, toutes illégales. L’une d’elles était d’apprendre la nature du Changement et de découvrir de façon certaine comment Noÿs pouvait en être affectée. Après tout, on ne pouvait pas être certain que…
Un silence de mort arracha Harlan à ses pensées. Il se trouvait une fois de plus dans le bureau du Bio-programmateur. Le Sociologue Voy le surveillait du coin de l’œil. Feruque tournait vers lui son visage cadavérique.
Et le silence était oppressant.
Harlan mit un instant à réaliser ce qui se passait. Juste un instant. La Calculatrice électronique avait cessé son cliquetis antérieur.
Harlan bondit : « Vous avez la réponse, Bio-programmateur ? »
Feruque examina les diagrammes qu’il tenait à la main. « Ouais. Certainement. Il y a quelque chose de bizarre.
— Puis-je voir ? Harlan tendit la main, elle tremblait visiblement.
— Il n’y a rien à voir. C’est ce qu’il y a d’étrange.
— Que voulez-vous dire : rien ? » Harlan regarda Feruque avec des yeux qu’il sentit soudain devenir brûlants jusqu’à ce qu’il ne distinguât plus qu’une vague forme allongée là où se tenait Feruque.
La voix prosaïque du Bio-programmateur lui semblait parvenir de très loin. « La dame n’existe pas dans la nouvelle Réalité. Pas de changement de personnalité. Elle n’est plus là, c’est tout. Partie. J’ai vérifié les probabilités jusqu’à la millième décimale. Elle n’est nulle part. En fait – et il se frotta la joue de ses longs doigts maigres – avec la combinaison de facteurs que vous m’avez soumise, je ne vois pas très bien de quelle manière elle s’intègre dans l’ancienne Réalité. »
Harlan entendit à peine. « Mais… mais le Changement était si petit.
— Je sais. Une curieuse combinaison de facteurs. Tenez, vous voulez les diagrammes ? »
Harlan s’en empara d’un geste machinal. Noÿs disparue ? Noÿs n’existant plus ? Comment cela se pouvait-il ?
Il sentit une main sur son épaule et la voix de Voy retentit à son oreille. « Êtes-vous malade, Technicien ? » La main se retira comme si elle regrettait déjà d’avoir, dans un mouvement irréfléchi, touché le corps d’un Technicien.
Harlan avala sa salive et se composa péniblement un visage. « Je vais très bien. Voulez-vous me conduire à la Cabine ? »
Il ne devait pas montrer ses sentiments. Il devait se comporter comme s’il s’agissait d’une simple enquête de routine, ainsi qu’il l’avait prétendu. Il devait déguiser le fait qu’avec la non-existence de Noÿs dans la nouvelle Réalité, il était presque physiquement submergé par un flot de joie pure, une enivrante impression de triomphe.
Harlan entra dans la cabine au 2456 e siècle et regarda en arrière pour s’assurer que la barrière énergétique qui la séparait de l’Éternité était vraiment sans faille, que le Sociologue Voy n’était pas en train de l’observer. Durant ces dernières semaines, c’était devenu chez lui une habitude, un geste automatique, de lancer un rapide coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer qu’il n’y avait personne derrière lui dans les puits d’accès aux cabines.
De plus, bien que déjà dans le 2456 e siècle, ce fut vers l’avenir qu’Harlan régla les commandes de la cabine. Il regarda défiler les chiffres sur le cadran du chronoscope. Malgré la rapidité – qui les rendait illisibles – avec laquelle ils passaient devant ses yeux, il aurait largement le temps de réfléchir.
Les découvertes du Bio-programmateur avaient singulièrement modifié la situation ! Jusqu’à la nature même de son crime qui avait changé !
Et tout cela avait tourné autour de Finge. La phrase s’imposa à lui avec ses assonances ridicules et son rythme lourd, elle tournait dans son crâne jusqu’à lui donner le vertige : tout tournait autour de Finge. Tout tournait autour de Finge…
Harlan avait évité tout contact personnel avec Finge depuis son retour dans l’Éternité, après ces journées passées au 482 e siècle avec Noÿs. De même que l’Éternité s’était refermée sur lui, de même le sentiment de son crime le possédait tout entier. Un serment professionnel trahi, ce qui semblait une chose insignifiante au 482 e siècle, était une faute énorme dans l’Éternité.
Évitant de se présenter, il avait envoyé son rapport par tube pneumatique et était rentré chez lui. Il avait besoin de réfléchir à tout cela, de gagner du temps pour analyser le changement qui s’était produit en lui et s’y habituer.
Finge ne l’avait pas permis. Il s’était mis en communication avec Harlan moins d’une heure après que le rapport avait été adressé au service intéressé et inséré dans le tube pneumatique.
Le virage du Calculateur apparut sur l’écran de la vidéo. « Je m’attendais à ce que vous fussiez dans votre bureau, fit-il.
— J’ai remis le rapport, monsieur. Peu importe l’endroit où me parviendra ma nouvelle affectation, répondit Harlan.
— Ah ! bon ? » Finge parcourut le rouleau de documents qu’il tenait à la main, le rapprocha de ses yeux au point d’en loucher et en examina la structure perforée.
« Il est à peine complet, continua-t-il. Puis-je visiter votre appartement ? »
Harlan hésita un instant. L’homme était son supérieur et refuser cette auto-invitation à ce moment frôlerait l’insubordination. Cela révélerait sa culpabilité, semblait-il, et il avait la conscience trop chargée pour oser se le permettre.
« Vous serez le bienvenu, Calculateur », dit-il avec raideur.
L’urbanité raffinée de Finge et son épicurisme introduisirent une note discordante qui ne cadrait pas avec le logement tout en angles d’Harlan. Le 95 e siècle, son Temps d’origine, penchait vers une austérité toute Spartiate dans le choix du mobilier et la décoration et Harlan n’avait jamais complètement perdu son goût pour ce style. Les chaises en métal tubulaire étaient recouvertes d’un simple placage qui avait reçu artificiellement le grain et l’apparence du bois (bien que sans grand succès). Dans un des coins de la pièce, il y avait un petit meuble qui représentait un écart encore plus grand des coutumes du temps.
Cela frappa l’œil de Finge presque tout de suite.
Le Calculateur y posa un doigt boudiné comme pour en éprouver la texture. « Quel est ce matériau ?
— Du bois, monsieur, dit Harlan.
— Du bois réel ? Du vrai bois ? Étonnant ! Vous utilisiez du bois dans votre époque d’origine, je crois ?
— C’est exact.
— Je vois. Cela n’a rien d’illégal, Technicien. » Il essuya le doigt avec lequel il avait touché l’objet sur la jambe de son pantalon. « Mais je ne sais s’il est sage de se laisser influencer par la culture de son époque d’origine. Le véritable Éternel adopte n’importe quelle culture dans laquelle il se trouve plongé. Je ne crois pas, par exemple, m’être servi plus de deux fois en cinq ans d’un ustensile énergétique pour manger – il soupira – et pourtant, on a toujours considéré comme malpropre de mettre la nourriture en contact avec la matière. Mais je n’abandonne pas. Je n’abandonne pas. »
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