Son regard se porta à nouveau sur l’objet de bois, mais maintenant il avait mis les mains derrière son dos et il dit : « Qu’est-ce que c’est ? À quoi ça sert ?
— C’est une bibliothèque », répondit Harlan. Il eut l’impulsion de demander à Finge comment il se sentait maintenant que ses mains s’appuyaient fermement derrière son dos. Ne pensait-il pas que ce serait plus « propre » si ses vêtements et son corps lui-même étaient constitués uniquement de faisceaux d’énergie que ne viendrait souiller aucun contact matériel ?
Finge haussa les sourcils. « Une bibliothèque. Alors ces objets qui reposent sur les rayons sont des livres. Je ne me trompe pas ?
— Oui, monsieur.
— Des exemplaires authentiques ?
— Parfaitement, Calculateur. Je les ai rapportés du 24 e siècle. Le petit nombre que j’ai ici datent du 20 e. Si… si vous désirez les examiner, je vous demanderai d’en prendre soin. Les pages ont été restaurées et ont subi un traitement préservateur, mais ce n’est pas du métal. Elles doivent être manipulées avec précaution.
— Je n’y toucherai pas. Je n’ai pas l’intention d’y toucher. La poussière originelle du 20 e siècle les recouvre, j’imagine. De vrais livres ! – il rit. – Des pages de cellulose aussi ? D’après ce que j’ai cru comprendre. »
Harlan hocha la tête. « De la cellulose modifiée par un traitement spécial en vue de la conserver, oui. » Il ouvrit la bouche pour prendre une profonde inspiration, se forçant à rester calme. Il était ridicule de l’identifier avec ces livres, de sentir qu’une critique contre eux était une critique contre lui-même.
« J’ose dire, dit Finge, toujours sur son sujet, que le contenu de ces livres tiendrait tout entier sur deux mètres de film et ce dernier sur le bout d’un doigt. Quel en est le sujet ? »
Harlan dit : « Ce sont des volumes reliés d’un magazine de nouvelles du 20 e siècle.
— Vous lisez cela ? »
Harlan dit avec orgueil : « C’est là quelques volumes de la collection complète que je possède. Aucune bibliothèque de l’Éternité ne possède la même.
— Je sais, c’est votre marotte. Je me souviens à présent que vous m’avez fait part une fois de votre intérêt pour le Primitif. Je suis étonné que votre Éducateur vous ait jamais permis de vous intéresser à une telle chose. Un tel gaspillage d’énergie. »
Harlan serra les lèvres. Cet homme, se dit-il, était délibérément en train d’essayer de l’irriter et de le mettre hors de lui pour qu’il ne soit plus en état de raisonner calmement. S’il en était ainsi, il ne fallait pas lui permettre de réussir.
Harlan y alla carrément : « Je pense que vous êtes venu me voir au sujet de mon rapport ?
— Oui, c’est exact. » Le Calculateur regarda autour de lui, choisit un siège et s’assit avec précaution. « Il n’est pas complet, comme je vous l’ai dit par le communicateur.
— Dans quel sens, monsieur ? » (Du calme ! Du calme !) Finge grimaça un sourire. « Qu’est-ce qui est arrivé que vous n’avez pas mentionné, Harlan ?
— Rien, monsieur. » Et bien qu’il l’eût dit fermement, il se sentait mal à l’aise.
« Allons, Technicien. Vous avez passé plusieurs périodes de temps dans la société de la jeune femme. Ou vous l’avez fait si vous avez suivi les instructions spatio-temporelles. Vous les avez bien suivies, je suppose ? »
La culpabilité d’Harlan l’envahit au point qu’il se rendit à peine compte de cette attaque directe contre sa compétence professionnelle.
Il ne put que dire : « Je les ai suivies. »
« Et que s’est-il produit ? Vous ne dites rien de vos relations privées avec la jeune femme.
— Il ne s’est rien passé d’important, dit Harlan, la bouche sèche.
— C’est ridicule. À votre âge et avec votre expérience, je n’ai pas à vous dire que ce n’est pas à un Observateur déjuger de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas. »
Les yeux de Finge transperçaient Harlan. Ils étaient plus durs et plus aigus que ne semblait l’exiger le ton modéré qu’il avait adopté pour le questionner.
Harlan s’en rendit parfaitement compte et ne se laissa pas abuser par la voix aimable de Finge, pourtant l’habitude du devoir le tracassait. Un Observateur devait tout rapporter. Un Observateur était simplement un pseudopode aux sens perceptifs jeté hors de l’Éternité dans le Temps. Il testait ce qui l’entourait et était retiré. Dans l’accomplissement de sa tâche, un Observateur n’avait pas d’individualité propre ; ce n’était pas réellement un homme.
Presque automatiquement, Harlan commença la narration des événements qu’il avait omis dans son rapport. Il le fit avec la mémoire exercée de l’Observateur, rapportant les conversations avec une exactitude littérale, mimant les attitudes et les intonations. Il le fit avec amour car, en le racontant, il le vivait de nouveau et oubliait presque, ce faisant, que l’attitude inquisitoriale de Finge, jointe à son propre sens du devoir, l’amenait à admettre sa culpabilité.
Ce fut seulement quand il approcha de la conclusion de cette première longue conversation qu’il hésita et que l’armure de son objectivité d’Observateur montra quelques failles.
Il n’eut pas à donner de plus amples détails car Finge leva soudain la main et dit de sa voix perçante et aiguë :
« Merci. C’est assez. Vous alliez me dire que vous avez fait l’amour avec la femme. »
Harlan se sentit gagner par la colère. Ce que disait Finge était la vérité littérale, mais le ton de voix de Finge la faisait paraître lubrique, grossière et, plus que tout, un lieu commun.
Quoi que ce fût, ou pût être, ce n’était pas un lieu commun.
Harlan s’expliquait l’attitude de Finge, son interrogatoire anxieux, le fait qu’il ait interrompu le rapport verbal au moment où il l’avait fait : Finge était jaloux ! Cela du moins Harlan aurait juré que c’était évident. Harlan avait réussi à séduire une fille que Finge était décidé à avoir.
Harlan goûta la saveur de sa victoire et la trouva douce. Pour la première fois de sa vie, il avait un but qui avait plus de signification pour lui que sa froide besogne d’Éternel. Finge serait jaloux longtemps puisque Noÿs Lambent allait être à lui de façon permanente.
Dans sa soudaine exaltation, il se risqua à formuler une requête qu’il avait décidé tout d’abord de présenter après un prudent délai de quatre ou cinq jours.
Il dit : « J’ai l’intention de demander la permission de contracter une union avec une Temporelle », dit-il.
Finge sembla soudain sortir de sa rêverie. « Avec Noÿs Lambent, je présume ?
— Oui, monsieur. En tant que Calculateur responsable de la Section, ma demande devra passer par vous… »
Harlan voulait qu’il en soit ainsi. Pour faire souffrir Finge. S’il désirait la jeune fille, qu’il le dise et Harlan pourrait insister pour qu’on permette à Noÿs de choisir elle-même. Il sourit presque à cette idée. Il espérait qu’on en viendrait là. Ce serait le triomphe final.
Habituellement, un Technicien ne pouvait certes espérer, en pareilles circonstances, passer outre aux désirs d’un Calculateur, mais Harlan était persuadé qu’il pouvait compter sur l’appui de Twissell et Finge avait beaucoup de chemin à faire avant de pouvoir rattraper Twissell.
Finge, cependant, ne semblait pas ému. « Il semblerait, dit-il, que vous ayez déjà illégalement pris possession de la fille. »
Harlan rougit et éprouva instinctivement le besoin de se défendre. « Le plan spatio-temporel insistait sur le fait que nous devions rester ensemble et seuls. Vu que rien de ce qui est arrivé n’était spécifiquement interdit, je ne me sens nullement coupable. »
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