C’était pire que contraire à l’éthique, mais il avait dépassé le point où l’on se préoccupe de telles choses. Dans le physio-mois qui venait de s’écouler, il était, à ses propres yeux, devenu un criminel. Il n’y avait pas moyen de se leurrer et de minimiser le fait. Il ne serait pas plus criminel en fermant les yeux sur son crime et il avait beaucoup à gagner en procédant ainsi.
Poursuivant ses agissements délictueux (il ne faisait aucun effort pour choisir une expression moins brutale), il se tenait à présent devant la barrière énergétique donnant accès au 2456 e siècle. L’entrée dans le Temps était beaucoup plus compliquée que le simple passage entre l’Éternité et les cabines des stations temporelles. Pour cela, on devait faire concorder avec le plus grand soin les coordonnées relatives à l’endroit choisi à la surface de la Terre et l’instant, déterminé avec précision, où l’on désirait apparaître dans le siècle. Pourtant, en dépit de sa tension intérieure, Harlan manœuvra le système de commande avec l’aisance et l’assurance de quelqu’un de remarquablement doué et possédant une longue expérience.
Harlan se retrouva dans la salle des machines qu’il avait vue pour la première fois sur l’écran d’observation de l’Éternité. À ce physio-moment, le Sociologue Voy serait assis devant cet écran, attendant que se produise l’Intervention qu’allait effectuer le Technicien.
Harlan ne manifestait aucune hâte. La salle resterait vide pendant les 156 minutes à venir. D’après le diagramme spatio-temporel, il ne disposait certes que de 110 minutes, les 46 minutes restantes constituant la « marge » habituelle de 40 %. C’était une mesure de sécurité en cas de nécessité, mais en principe un Technicien ne devait pas avoir à l’utiliser. Un « mangeur de marge » ne restait pas Spécialiste longtemps.
Harlan, toutefois, s’attendait à ne pas utiliser plus de deux minutes sur les cent dix dont il disposait. Tenant le générateur de champ qu’il portait au poignet de telle sorte qu’il fût entouré d’une « aura » de physio-temps (une émanation de l’Éternité en quelque sorte) et par conséquent protégé de tout effet d’un Changement de Réalité, il fit un pas vers le mur, enleva un petit container de la place qu’il occupait sur un rayon et le plaça en un endroit soigneusement choisi du rayon du dessous.
Ce geste accompli, il réintégra l’Éternité d’une manière qui lui sembla aussi prosaïque que pouvait l’être le simple fait de passer par une porte. Si un Temporel l’avait regardé à ce moment précis, il lui aurait semblé qu’Harlan avait simplement disparu.
Le petit container resta où il l’avait placé. Il ne joua pas de rôle immédiat dans l’Histoire du monde. Une main d’homme, plusieurs heures après, chercha à l’atteindre, mais ne le trouva pas. On finit par le découvrir une demi-heure plus tard, mais dans l’intervalle, un champ de force avait cessé d’exister et un homme avait perdu le contrôle de lui-même. Une décision qui n’aurait pas été prise dans la Réalité précédente le fut maintenant dans un mouvement de colère. Une réunion n’eut pas lieu ; un homme qui aurait dû mourir vécut un an de plus et les circonstances de sa mort ne furent pas les mêmes ; un autre qui aurait vécu mourut quelque temps plus tôt.
Les répercussions s’étendirent plus loin par vagues successives, atteignant leur maximum au 2481 e siècle, c’est-à-dire vingt-cinq siècles après l’Intervention. L’intensité du Changement de Réalité déclina ensuite. Les Théoriciens établirent qu’à aucun moment dans la suite infinie des siècles il ne deviendrait égal à zéro, mais cinquante siècles après l’Intervention, il était devenu trop petit pour être détecté par l’ordinateur le plus perfectionné et c’était là sa limite pratique.
Bien entendu, aucun être humain vivant dans le Temps réel ne pouvait jamais se rendre compte qu’un quelconque Changement de Réalité avait eu lieu. L’esprit changeait aussi bien que la matière et seuls les Éternels pouvaient s’en tenir à l’écart et y assister.
Le sociologue Voy regardait l’écran bleuté sur lequel un instant plus tôt il y avait eu l’image d’un port spatial en pleine activité, tel qu’il se présentait au 2481 e siècle. Il leva à peine les yeux quand Harlan entra et se contenta de murmurer quelque chose qui pouvait passer pour un mot d’accueil.
On aurait dit qu’un cataclysme avait dévasté le spatiodrome. Alors qu’auparavant il était étincelant d’acier, les quelques bâtiments restés debout n’étaient plus les créations grandioses qu’ils avaient été. Un vaisseau spatial se rouillait dans un coin. Il n’y avait personne. Il n’y avait aucun mouvement.
Harlan esquissa un mince sourire qui ne tarda pas à s’effacer. L’E.O.D. était parfait. L’Effet Optimum Désiré. Et il s’était produit d’un seul coup. Le Changement ne prenait pas nécessairement place au moment précis de l’Intervention du Technicien. Si les calculs relatifs à celle-ci n’étaient pas suffisamment précis, des heures ou des jours pouvaient s’écouler avant que le Changement n’ait réellement lieu (en comptant, bien sûr, en physio-temps). Ce n’était que lorsque tous les degrés de la liberté s’évanouissaient que le Changement avait lieu. Tant qu’il y avait ne fût-ce qu’une chance mathématique pour que survienne un phénomène d’interférence, le Changement ne se produisait pas.
Un des titres d’orgueil d’Harlan était que, lorsqu’il calculait lui-même un E.O.D., qu’il déclenchait de sa propre main une Intervention, toute possibilité d’interférence était éliminée d’emblée et le Changement avait lieu immédiatement.
Voy dit d’une voix douce : « C’était pourtant très beau. »
La phrase sonna désagréablement aux oreilles d’Harlan, comme si la beauté de sa propre réussite s’en trouvait diminuée. « Je ne regretterais pas, dit-il, de voir les voyages dans l’espace complètement arrachés de la Réalité.
— Non ? fit Voy.
— Quel intérêt cela présente-t-il ? Ça ne dure jamais plus d’un ou deux millénaires. Les gens s’en fatiguent. Ils reviennent sur Terre et les colonies meurent. Puis au bout de quatre ou cinq mille ans, ou quarante, ou cinquante, ils essaient encore et ça rate à nouveau. C’est de l’intelligence gaspillée et des efforts dépensés en pure perte. »
Voy dit d’un ton sec : « Vous êtes vraiment un philosophe. »
Harlan rougit. Il pensa : « À quoi bon parler à ces gens-là ? » Changeant brusquement de sujet, il dit d’un ton irrité : « Au fait, le Bio-programmateur ?
— Eh bien ?
— Voudriez-vous voir où il en est ? Il devrait être assez avancé à présent. »
Une ombre de désapprobation passa sur le visage du Sociologue comme pour dire : « Vous êtes du genre impatient, n’est-ce pas ? » Mais il se contenta de répondre : « Venez avec moi, nous allons voir. »
La plaque fixée sur la porte du bureau portait le nom de Néron Feruque. L’œil et le cerveau d’Harlan enregistrèrent le fait à cause d’une vague ressemblance avec deux personnages importants de la région méditerranéenne pendant les Temps Primitifs. (À la suite de ses discussions hebdomadaires avec Cooper, son propre intérêt pour les Primitifs avait presque tourné à l’obsession.)
L’homme cependant ne ressemblait ni à l’un ni à l’autre de ces personnages pour autant qu’Harlan s’en souvînt. Il était d’une maigreur presque cadavérique et la peau de son visage se tendait sur son nez busqué. Il avait de longs doigts et des poignets noueux. Il passait une main distraite sur sa petite Calculatrice électronique ; on aurait dit la Mort effectuant la pesée des âmes.
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