(Toutes ces pensées s’entremêlaient et tourbillonnaient dans sa tête, se succédant dans un ordre qui n’avait rien à voir avec la logique ; ce qui donnait des résultats bizarres, presque absurdes, mais pas tellement déplaisants. Noÿs s’était approchée de lui, souriante.)
Il entendit sa voix comme un souffle de vent dans les arbres : « Oh ! vous autres Éternels, vous êtes si secrets. Vous ne voulez rien partager. Faites de moi une Éternelle. »
À présent, sa voix n’émettait plus de mots distincts, mais juste un son délicatement modulé qui s’insinuait dans son esprit.
Il éprouvait l’envie irrésistible de lui dire : « L’Éternité n’est pas un amusement, madame. Nous travaillons ! Nous travaillons pour mettre au point tous les détails de chaque moment du Temps depuis le début de l’Éternité jusqu’à ce que la Terre ne soit plus qu’un globe sans vie, et nous essayons de déterminer avec précision le nombre infini des configurations temporelles possibles et d’en choisir une meilleure que celle existante. Nous décidons alors à quel point du Temps nous pouvons opérer une modification minime pour supprimer cette dernière et la réintégrer parmi les probabilités. Et nous continuons ainsi « éternellement », cherchant ce-qui-pourrait-être et le substituant à ce-qui-est. Il en est ainsi depuis que Vikkor Mallansohn a découvert le Champ Temporel au 24 e siècle, ce qui a permis de faire démarrer l’Éternité au 27 e siècle. Tout cela grâce à ce mystérieux Mallansohn que personne ne connaît et qui a donné l’Éternité à l’homme, mettant pour toujours à sa disposition le champ infini du possible… »
Il secoua la tête, mais ses pensées continuaient de tourner en une folle sarabande quand soudain surgit une illumination qui dura le temps d’un éclair avant de s’évanouir.
Cela calma un peu son agitation, mais il tenta vainement de retrouver cette illuminante certitude.
La boisson à la menthe ?
Noÿs s’était encore rapprochée et son visage lui apparaissait un peu flou. Il pouvait sentir sa chevelure contre sa joue, la pression légère et chaude de sa poitrine. Il aurait dû se reculer, mais – et c’était une impression étrange – il se rendit compte qu’il ne le désirait pas.
« Si je devenais une Éternelle… » murmura-t-elle dans un souffle tout près de son oreille, bien que les mots fussent à peine plus audibles que le battement de son cœur. Sa bouche s’entrouvrait, humide et chaude : « Cela vous déplairait-il tellement ? »
Il ne savait pas ce qu’elle voulait dire, mais soudain cela n’eut plus aucune importance. Tout son être brûlait. Il tendit maladroitement les bras, d’un geste incertain d’aveugle. Elle ne résista pas, mais s’abandonna et vint se fondre à lui.
Tout cela arriva comme en rêve, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre.
C’était loin d’être aussi répugnant qu’il avait toujours imaginé que ce devait l’être. Ce fut comme un choc pour lui, une révélation et il s’aperçut que ce n’était pas du tout désagréable.
Plus tard même, quand elle s’appuya contre lui avec un sourire et un regard noyé de tendresse, il tendit spontanément une main tremblante et caressa lentement ses cheveux soyeux.
Il la voyait à présent d’un œil neuf et elle lui paraissait tout autre. Ce n’était plus une femme, un être distinct. Elle était soudain, d’une manière étrange et inattendue, un autre aspect et comme une autre partie de lui-même.
Le diagramme spatio-temporel était muet là-dessus et pourtant Harlan ne se sentait pas coupable. C’était seulement la pensée de Finge qui suscitait en lui une émotion violente. Et cela n’était pas un sentiment de culpabilité. Loin de là.
C’était un sentiment de satisfaction, et même de triomphe !
Allongé sur son lit, Harlan ne pouvait trouver le sommeil. L’impression de légèreté ressentie tout d’abord s’était atténuée, mais il y avait encore le fait inhabituel que, pour la première fois de sa vie adulte, une femme partageait son lit.
Il pouvait entendre son souffle léger, et dans la lueur diffuse qui avait remplacé l’éclairage cru irradiant des murs et du plafond, son corps ne lui apparaissait plus que comme une ombre reposant près de lui.
Il lui suffisait de bouger la main pour sentir la chaleur et la douceur de sa chair et il n’osait le faire de peur de l’éveiller et de troubler le rêve qu’elle était peut-être en train de faire. C’était comme si elle rêvait pour eux deux, rêvant d’elle-même et de lui et de tout ce qui était arrivé, et comme si son réveil devait renvoyer tout cela au néant.
Les pensées qui l’habitaient à présent semblaient prolonger celles, si étranges et si inhabituelles, dont il venait juste de faire l’expérience…
C’avait été là des pensées vraiment étranges, qui lui étaient venues dans une sorte d’état intermédiaire entre la lucidité et l’inconscience. Il essaya, sans succès, de les retrouver. Pourtant, il avait soudain la certitude qu’il était très important qu’il y parvienne car, bien qu’il ne pût se souvenir des détails, il se rappelait que, l’espace d’un instant, il avait compris quelque chose.
Il ne savait pas exactement de quoi il s’agissait, mais il y avait eu l’aveuglante clarté du demi-sommeil, quand l’œil et l’esprit humains semblent percevoir comme un message venu d’ailleurs.
Son anxiété grandit. Pourquoi ne pouvait-il pas se rappeler ? L’espace d’un instant, il avait eu accès à tant de choses.
Pour l’heure, même la jeune femme endormie à ses côtés s’estompait à l’arrière-plan de sa conscience.
Il pensa : « Si je pouvais retrouver le fil… J’étais en train de penser à la Réalité et à l’Éternité… oui, et à Mallansohn et au Novice ! »
Il marqua un temps d’arrêt. Pourquoi le Novice ? Pourquoi Cooper ? Il n’avait pas pensé à lui.
Mais dans ce cas, pourquoi fallait-il qu’il pense à présent à Brinsley Sheridan Cooper ?
Il fronça les sourcils. Quel était le fil conducteur de tout ceci ? Que cherchait-il au juste ? Qu’est-ce qui lui donnait la certitude qu’il y avait quelque chose à trouver ?
Harlan sentit un froid soudain le pénétrer. Car à force de s’interroger, il lui semblait percevoir tout au fond de son esprit comme un reflet lointain de cette illumination qu’il avait ressentie tout d’abord. Il touchait presque au but. Il allait savoir.
Il retint sa respiration, faisant le vide dans son esprit. Et il attendit.
Que la révélation vienne d’elle-même.
Et dans le calme de la nuit, une nuit qui avait déjà revêtu une importance unique dans sa vie, surgirent une explication et une interprétation des événements qu’il venait de vivre qu’en temps ordinaire il eût été incapable de concevoir, ne fût-ce qu’un instant.
Il laissa la pensée grandir et prendre forme en son esprit, jusqu’à ce qu’elle lui permît d’expliquer une centaine de points apparemment dépourvus de signification et qui, sans cela, seraient restés obscurs.
Il lui faudrait approfondir celui-ci, vérifier tel autre quand il serait de retour dans l’Éternité, mais au fond de son cœur, il était déjà convaincu qu’il connaissait un secret terrible qu’il n’avait pas à connaître.
Un secret qui embrassait toute l’Éternité !
Un mois de physio-temps s’était écoulé depuis cette nuit du 482 e siècle et cela lui avait suffi pour apprendre bien des choses. Il était à présent, si on calculait en temps ordinaire, à près de 2 000 siècles dans l’avenir de Noÿs Lambent et il essayait de savoir, en utilisant tour à tour la corruption et la persuasion, ce qu’il y avait en réserve pour elle dans une nouvelle Réalité.
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