Chaque son émis au cours de la réunion, qui avait duré des heures, lui était retransmis à présent et, tout en écoutant, les mots qu’il prononçait s’enregistraient sur un second niveau, coordonné avec le premier, mais différent de celui sur lequel il avait enregistré. Sur ce second niveau, il décrivait ses impressions, dégageait l’importance de tel mot, soulignait telle corrélation. Finalement, quand il utiliserait l’enregistreur moléculaire pour écrire son rapport, il aurait non seulement un enregistrement son pour son, mais une reconstitution annotée.
Noÿs Lambent entra. Elle le fit avec une discrétion telle qu’aucun bruit ne signala sa présence.
Avec un sentiment d’ennui, Harlan ôta le micro et l’écouteur, les attacha à l’enregistreur moléculaire, mit le tout dans un étui et le referma.
« Pourquoi faites-vous preuve d’une telle irritation à mon égard ? » demanda Noÿs. Ses bras et ses épaules étaient nus et le plastoderme qui gainait ses jambes était légèrement luminescent.
« Je ne suis pas en colère, répondit-il. Je n’éprouve aucun sentiment particulier. » Sur le moment, il fut intimement persuadé que c’était là l’exacte vérité.
« Travaillez-vous encore ? reprit-elle. Vous devez sûrement être fatigué.
— Je ne peux pas travailler si vous êtes là, répondit-il d’un ton maussade.
— Vous êtes en colère contre moi. Vous ne m’avez pas adressé la parole de toute la soirée.
— J’ai parlé le moins possible. Je n’étais pas là pour discuter. » Il attendit qu’elle s’en aille.
Mais elle dit : « Je vous ai apporté un autre verre. Vous avez paru en apprécier un à la réunion et un ne suffit pas. Surtout si vous devez travailler. »
Il remarqua le petit Mekkano derrière elle, entrant en glissant sur un champ de force de faible intensité.
Il n’avait presque rien mangé ce soir-là, piquant par-ci par-là dans des plats sur lesquels il avait fait des rapports détaillés lors de ses Observations passées, mais que (à l’exception de quelques bouchées prélevées à titre « documentaire ») il s’était abstenu de toucher jusqu’alors. À contrecœur, il avait dû reconnaître que ça lui avait plu. Bien malgré lui, il avait apprécié la boisson mousseuse, d’un vert léger, à parfum de menthe (pas exactement alcoolisée, quelque chose d’autre plutôt) qui était d’un usage courant. Elle n’existait pas deux physio-années auparavant, avant le dernier Changement de Réalité.
Il prit le second verre que lui tendait le Mekkano et remercia Noÿs d’un bref signe de tête.
Mais pourquoi un Changement de Réalité qui n’avait eu virtuellement aucun effet physique sur le siècle avait-il amené une nouvelle boisson à l’existence ? De toute façon, il n’était pas Calculateur et il était inutile qu’il s’interroge là-dessus. Les calculs les plus poussés ne permettraient d’ailleurs jamais d’éliminer toute incertitude et toute interférence fortuite. S’il n’en avait pas été ainsi, il n’y aurait pas eu besoin d’Observateurs.
Ils étaient seuls, Noÿs et lui, dans cette grande demeure. Les Mekkanos étaient au faîte de leur popularité depuis deux décennies et le resteraient pendant une dizaine d’années encore dans cette Réalité-ci, aussi n’y avait-il aucun serviteur humain.
Bien entendu, étant donné que la femelle était, économiquement parlant, aussi indépendante que le mâle et qu’elle était à même de procréer, si elle le désirait, sans avoir à supporter les inconvénients de la grossesse, il n’y avait rien d’« indécent », pour l’époque du moins, dans le fait qu’ils fussent seuls.
Pourtant, Harlan se sentait dans une situation délicate.
La jeune fille était étendue, appuyée sur un coude, sur un sofa situé de l’autre côté de la pièce. La housse ornée de motifs s’enfonçait sous elle comme pour une étreinte. Elle avait ôté d’un geste vif les chaussures transparentes qu’elle portait et ses orteils jouaient librement dans le souple tissu de plastoderme – on eût dit d’un chat rentrant et sortant voluptueusement ses griffes.
Elle secoua la tête, défaisant ainsi sa coiffure qui s’étageait en encorbellements compliqués et dégageait les oreilles. Sa chevelure sombre croula sur son cou, mettant en valeur le grain adorablement ambré de ses épaules.
Elle murmura : « Quel âge avez-vous ? »
Il n’avait certainement pas à répondre à cela. C’était une question personnelle et la réponse ne la regardait en rien. Il aurait dû dire alors avec une fermeté polie : « Voulez-vous me laisser à mon travail ? » Au lieu de cela, il s’entendit dire : « Trente-deux ans. » Il voulait dire physio-années, bien sûr.
Elle reprit : « Je suis plus jeune que vous. J’ai vingt-sept ans. Mais j’imagine que je n’aurai pas toujours l’air plus jeune que vous. Je suppose que vous serez comme vous êtes en ce moment quand je serai une vieille femme. Pourquoi avez-vous choisi d’avoir trente-deux ans ? Pouvez-vous changer si vous le désirez ? N’aimeriez-vous pas être plus jeune ?
— De quoi parlez-vous ? » Harlan se frotta le front pour s’éclaircir les idées.
Elle dit doucement : « Vous ne mourrez jamais. Vous êtes un Éternel. »
Était-ce une question ou une constatation ?
« Vous êtes folle. Nous vieillissons et nous mourons comme tout le monde.
— Vous pouvez me dire la vérité. » Sa voix était basse et cajoleuse. La langue du cinquantième millénaire, qu’il avait toujours trouvée dure et déplaisante, paraissait harmonieuse après tout. Ou était-ce simplement qu’un estomac plein et l’air parfumé avaient émoussé sa sensibilité auditive ?
« Vous pouvez voir tous les Temps, reprit-elle, visiter tous les lieux. Je désirais tellement travailler dans l’Éternité. J’ai longtemps attendu avant qu’on me prenne. Je pensais qu’on ferait peut-être de moi une Éternelle et puis j’ai découvert qu’il n’y avait que des hommes. Certains d’entre eux ne voulaient même pas me parler parce que j’étais une femme. Vous ne vouliez pas me parler.
— Nous sommes tous très occupés, murmura Harlan, luttant contre un sentiment de contentement inavoué. J’étais très occupé.
— Mais pourquoi n’y a-t-il pas plus de femmes parmi les Éternels ? »
Harlan ne se sentait pas suffisamment maître de lui pour se risquer à répondre. Que pouvait-il dire ? Que les membres de l’Éternité étaient choisis avec un soin tout particulier du fait que deux conditions devaient être remplies. Ils devaient d’abord être intellectuellement aptes ; et leur retrait du Temps ne devait pas avoir de conséquences fâcheuses sur la Réalité.
La Réalité ! C’était là le mot qu’il ne devait mentionner en aucune circonstance. Il éprouvait une sensation de vertige qui allait croissant et il ferma les yeux un moment pour tâcher de la dissiper.
Combien de configurations temporelles particulièrement favorables avaient-elles été laissées intactes, car leur transfert dans l’Éternité aurait signifié qu’un certain nombre d’événements (naissances, morts, mariages…) ne se seraient pas produits, non plus que tel ou tel concours de circonstances, ce qui aurait fait dévier la Réalité dans des directions que le Comité Pan-temporel ne pouvait permettre.
Pouvait-il lui dire cela ? Bien sûr que non. Pouvait-il lui dire que les femmes n’étaient presque jamais admises dans l’Éternité parce que, pour une raison qu’il ne comprenait pas, (ce ne devait pas être le cas des Calculateurs, mais lui en était incapable), leur retrait du Temps risquait de provoquer une distorsion de la Réalité avec un coefficient de probabilité dix à cent fois plus élevé que lorsqu’il s’agissait d’un homme.
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