— Je ne crois pas à la théorie du suicide, rétorqua Fife. Il aurait fallu qu’après s’être fait justice notre homme ait enlevé son uniforme, l’ait brûlé et se soit enfin débarrassé des boucles et des insignes. Ou alors, il a commencé par se déshabiller et par brûler sa tenue, il a récupéré les insignes, quitté la grotte, nu ou en sous-vêtements, pour les faire disparaître ; après quoi, il y est retourné et s’est donné la mort.
— Le corps était dans une grotte ? demanda Bort.
— Oui, dans une des grottes d’agrément du Parc.
— Il a donc eu tout son temps et il a pu opérer en toute tranquillité, s’exclama Bort avec un accent belliqueux. – Il détestait renoncer à une théorie. – Il a pu se défaire de ses insignes en un premier temps et ensuite…
Fife l’interrompit pour lui demander avec ironie :
— Avez-vous déjà essayé d’arracher la passementerie d’un uniforme de patrouilleur ? Et si le corps était celui de l’imposteur, quel motif pouvez-vous proposer pour expliquer son acte ? D’ailleurs, j’ai un rapport d’autopsie. D’après l’examen des os, le cadavre n’est ni celui d’un patrouilleur ni celui d’un Florinien. Le mort était un Sarkite.
— Ma parole ! s’écria Steen.
Balle écarquilla les yeux. Rune referma la bouche et ses dents métalliques, qui, de temps à autre, accrochaient un reflet de lumière apportant un frémissement de vie dans le cube d’ombre à l’intérieur duquel il se tenait, disparurent. Bort lui-même était médusé.
— Vous me suivez ? reprit Fife. Comprenez-vous maintenant pourquoi les parties métalliques de l’uniforme ont été enlevées ? L’assassin voulait que l’on croie que les vêtements brûlés étaient ceux du Sarkite qu’il avait tué. Le meurtre aurait alors passé pour un suicide ou pour un règlement de comptes entre particuliers sans aucun rapport avec notre ami le pseudo-patrouilleur. Mais il ne savait pas que l’analyse des cendres permettrait de différencier le kyrt d’un costume sarkite de la cellulose d’un uniforme de patrouilleur, même privé de ses ornements de métal. Un Sarkite mort et un uniforme de patrouilleur brûlé… Une seule supposition est possible : il y a quelque part dans la Cité Haute un Prud’homme vivant déguisé en Sarkite. Notre Florinien ayant joué assez longtemps le rôle de patrouilleur et estimant que le danger était trop grand, qu’il grandissait de plus en plus, a décidé de se métamorphoser en Écuyer. Et il n’avait qu’un seul moyen de parvenir à ses fins.
— L’a-t-on arrêté ? s’informa Bort d’une voix pâteuse.
— Non.
— Comment cela se fait-il, au nom de Sark ?
— On l’arrêtera, laissa tomber Fife sur un ton indifférent. Pour l’instant, nous avons des choses plus importantes à débattre. Par comparaison, cette dernière atrocité n’est qu’une broutille.
— Allez au fait ! le supplia Rune.
— Un peu de patience ! Je voudrais d’abord savoir si vous vous souvenez de ce spatio-analyste qui a disparu depuis un an ? Steen émit un petit rire nerveux.
— Encore cette histoire ? murmura Bort avec un mépris infini.
— Y a-t-il un lien entre les deux choses ou va-t-il encore falloir revenir en long et en large sur cette horrible affaire de l’an passé ? s’exclama Steen. Je suis fatigué !
Fife ne s’émut pas.
— L’explosion d’hier et d’avant-hier a commencé après qu’on eut demandé des ouvrages de spatio-analyse à la bibliothèque de Florina. Le lien me paraît amplement suffisant. Voyons si je ne réussirai pas à vous convaincre de cette évidence. Je commencerai par décrire les trois personnes impliquées dans l’incident de la bibliothèque et je vous serai reconnaissant de ne pas m’interrompre.
« D’abord, le Prud’homme. C’est l’homme dangereux du trio. Excellent dossier : un élément intelligent et loyal, disent les archives. Malheureusement, il s’est retourné contre nous. Il ne fait pas de doute qu’il soit l’auteur des quatre crimes actuellement connus. Un joli record pour n’importe qui ! Compte tenu qu’il y a deux patrouilleurs et un Sarkite parmi ses victimes, ce bilan est remarquable pour un indigène. C’est incroyable… Et il est toujours en liberté.
« En numéro deux, nous avons une Florinienne. Sans instruction et totalement insignifiante. Toutefois, l’enquête fouillée qui se poursuit depuis deux jours afin d’élucider tous les aspects de cette affaire nous a permis de reconstituer son passé. Ses parents étaient membres de « l’Ame du Kyrt », si quelqu’un se rappelle encore cette ridicule conspiration paysanne qui a été liquidée sans difficulté il y a une vingtaine d’années.
« Reste le troisième individu. Le plus étonnant. Employé comme manœuvre dans une filature. Par-dessus le marché, c’était un demeuré.
Bort s’ébroua et Steen émit à nouveau un gloussement de sa voix haut perchée. Les yeux de Balle demeurèrent clos. Rune ne fit pas un mouvement dans son cube de nuit.
Je n’emploie pas le terme de « demeuré » au sens figuratif. Le Depsec n’a pas ménagé sa peine mais il n’a pu reconstituer que la toute dernière période de son existence. L’homme en question a été découvert il y a dix mois et demi dans un village voisin de la métropole florinienne. Il était dans un état de crétinisme intégral. Incapable de marcher, incapable de parler. Incapable, même, de se nourrir.
« Vous remarquerez que son entrée en scène intervient quelques semaines après la disparition du spatio-analyste. Notez encore qu’en quelques mois il a appris à parler et a obtenu un emploi dans une filature. Étrange, cet idiot qui apprend aussi rapidement, vous ne trouvez pas ?
— Oh, s’il avait subi un bon lavage de cerveau, commença Steen sur un ton presque passionné, il aurait pu…
La phrase demeura en suspens. Fife lui adressa un regard sarcastique. Je ne vois personne qui fasse autant autorité sur ce point ! Toutefois, même sans l’avis éclairé de Steen, j’ai eu la même idée. C’était la seule explication possible. Or, il n’existe que deux endroits où ce lavage de cerveau aurait pu être effectué. Sur Sark ou dans la Cité Haute de Florina. Par acquit de conscience, les cabinets médicaux de la Cité Haute ont été contrôlés. On n’a retrouvé aucune trace de psycho-sondage clandestin. Mais un de nos agents a pris l’initiative d’examiner les dossiers des médecins morts postérieurement à l’apparition de notre simple d’esprit. Je veillerai à ce que cet agent reçoive l’avancement qu’il mérite. Nous avons en effet trouvé un dossier concernant le demeuré dans les archives d’un médecin décédé La femme qui constitue la deuxième personne du trio l’avait fait examiner six mois auparavant. Il semble qu’elle ait agi en secret car elle s’était absentée de son travail ce jour-là en excipant d’un tout autre prétexte. Le praticien a donc procédé à l’examen et a conclu de manière catégorique que le patient avait été sondé.
« Nous en arrivons maintenant à un point intéressant. Il s’agissait d’un médecin exerçant à la fois dans la Cité Haute et dans la Cité Basse, un de ces idéalistes qui estiment que les indigènes ont droit à une assistance médicale de premier ordre. Homme méthodique, il conservait les doubles de ses dossiers dans ses deux cabinets afin de s’épargner d’inutiles allées et venues en ascenseur. En outre, j’imagine que ses conceptions utopiques le poussaient à exclure toute ségrégation dans ses archives entre sa clientèle sarkite et sa clientèle florinienne. Or, le dossier de notre idiot n’existait qu’à un seul exemplaire. C’était le seul qui n’avait pas de duplicata.
« Pourquoi ? Si, pour une raison quelconque, le médecin avait décidé de ne pas garder de double de ce dossier particulier, pourquoi celui-ci a-t-il été découvert dans le cabinet de la Cité Haute alors qu’il aurait logiquement dû se trouver dans celui de la Cité Basse ? Après tout, le client était florinien. Il avait été conduit par une Florinienne. C’était dans la Cité Basse qu’avait eu lieu la consultation. Toutes ces données sont clairement indiquées dans les documents saisis.
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