Devinant que la jeune femme allait répondre qu’elle n’avait pas d’appétit, le presser de s’en aller et de ne pas s’occuper d’elle, il ajouta diplomatiquement :
— Il faut aussi donner à manger à ces créatures. Elles sont sans doute fatiguées et affamées.
Samia ne pouvait pas protester.
— Il faudra que je les revoie plus tard, capitaine.
Racety s’inclina sans mot dire. Peut-être était-ce un acquiescement. Peut-être pas.
Samia de Fife était habitée par une vive exaltation. Ses recherches floriniennes répondaient à certaines aspirations intellectuelles mais le Mystère du Terrien Décervelé (elle pensait en majuscules) touchait quelque chose de beaucoup plus primitif et de beaucoup plus obsédant qui palpitait au fond d’elle-même. Cela réveillait une curiosité en elle tout animale.
C’était une énigme.
Trois points fascinaient Samia. Mais pas la question, peut-être la plus raisonnable (compte tenu des circonstances), de savoir si le récit de l’homme était du délire ou un mensonge délibéré. Croire qu’il ne soit point l’expression de la vérité aurait gâché le mystère et Samia ne pouvait pas le permettre.
Les trois points d’interrogation qui se posaient à elle étaient donc les suivants : quel était le danger qui menaçait Florina ou, plus exactement, qui menaçait la galaxie tout entière ? Qui avait soumis le Terrien à un sondage psychique ? Pourquoi cette personne avait-elle eu recours à la technique du lavage de cerveau ?
Samia était décidée à tirer cette affaire au clair. Nul n’est jamais assez modeste pour ne pas se figurer être un détective amateur compétent et Samia de Fife était loin d’être modeste.
Le dîner achevé, dès qu’elle put s’éclipser sans enfreindre les règles de la politesse, elle regagna précipitamment l’entrepont.
— Ouvrez ! ordonna-t-elle à la sentinelle.
Le marin resta au port d’arme, le regard vide, la tête respectueusement baissée.
— S’il plaît à Votre Seigneurie, la porte restera close.
Samia en demeura bouche bée.
— Quelle audace ! Si vous n’ouvrez pas immédiatement, je me plaindrai au capitaine.
— S’il plaît à Votre Seigneurie, la porte restera close, répéta le factionnaire. Par ordre du capitaine.
Samia rebroussa chemin et surgit comme une furie dans la cabine de Racety. Une tornade d’un mètre cinquante !
— Capitaine !
— Votre Seigneurie ?
— Avez-vous-donné l’ordre à vos hommes de m’empêcher de voir le Terrien et la femme indigène ?
— Il me semble que nous étions convenus que vous ne les verriez qu’en ma présence, Votre Seigneurie.
— Avant le dîner, oui. Mais vous avez constaté qu’ils sont inoffensifs ?
— J’ai constaté qu’ils semblaient être inoffensifs.
Samia était prête à éclater.
— En ce cas, je vous somme de m’accompagner.
— Ca ne m’est pas possible, votre Seigneurie. La situation s’est modifiée.
— Comment cela ?
— Le couple doit être interrogé sur Sark par les autorités compétentes et je pense que, d’ici là, ces créatures doivent demeurer isolées.
Samia ouvrit la bouche toute grande mais reprit aussitôt une attitude plus digne.
— Vous n’allez quand même pas les remettre entre les mains du Secrétariat aux Affaires floriniennes ?
Le capitaine chercha à temporiser.
— C’était en fait le projet initial. Tous deux ont quitté leur village sans autorisation. A la vérité, ils ont quitté la planète sans autorisation. De plus, ils se sont introduits clandestinement a bord d’un bâtiment sarkite.
— Par erreur.
— Était-ce vraiment par erreur ?
— Mais vous étiez au courant de tous leurs crimes avant l’entrevue que nous avons eue avec eux.
— C’est seulement au cours de cet entretien que j’ai entendu le récit du soi-disant Terrien.
— Soi-disant ? Vous avez dit vous-même que la planète Terre existait.
— J’ai dit qu’elle pouvait exister. Mais puis-je me permettre de demander à Votre Seigneurie ce qu’elle souhaite que l’on fasse de ces gens ?
— Je considère qu’il faut examiner le récit du Terrien. Il parle d’un danger menaçant Florina et de quelqu’un qui, sur Sark, a volontairement tenté de dissimuler cette information aux autorités. Je pense que c’est une affaire qui regarde mon père. Je compte d’ailleurs faire comparaître le Terrien devant lui en temps utile.
— Quelle ingéniosité ! murmura Racety.
— Seriez-vous sarcastique, capitaine ?
L’officier rougit.
— Veuillez me pardonner, Votre Seigneurie. Je songeais à nos prisonniers. M’autorisez-vous à vous faire un exposé relativement long ?
— J’ignore ce que vous entendez par « relativement long » mais commencez toujours.
— Je vous remercie. Tout d’abord, j’espère que Votre Seigneurie ne minimise pas l’importance des troubles qui ont éclaté sur Florina.
— Quels troubles ?
— Vous ne pouvez avoir oublié l’incident de la bibliothèque.
— Un patrouilleur tué ! Vraiment, capitaine…
— Un second patrouilleur a été assassiné ce matin, Votre Seigneurie, ainsi qu’un indigène. Il n’est guère fréquent de voir les indigènes assassiner les patrouilleurs. Or, en voici un qui a tué à deux reprises et qui est cependant toujours en fuite. Agit-il seul ? Est-ce un accident ? Ou cela fait-il partie d’un plan soigneusement préparé ?
— C’est apparemment la dernière hypothèse que vous croyez vraie !
— En effet. L’indigène meurtrier avait deux complices. Leur Signalement correspond à celui de nos passagers clandestins.
— Vous ne m’avez jamais dit une chose pareille !
— Je ne voulais pas inquiéter Votre Seigneurie. Qu’elle se rappelle néanmoins que je lui ai répété à plusieurs reprises qu’ils pouvaient être dangereux.
— Fort bien. Qu’en déduisez-vous ?
— Et si les meurtres de Florina n’étaient qu’une manœuvre de diversion visant à détourner l’action des escadrons de la Patrouille pendant que ces deux-là pénétraient à bord de ce navire ?
— Je trouve cela stupide !
— Stupide ? Pourquoi voulaient-ils quitter Florina ? Nous ne le leur avons pas demandé. Admettons que ce soit pour échapper aux patrouilleurs puisque c’est la supposition la plus raisonnable. Chercheraient-ils alors à se rendre justement sur Sark ? A bord du navire de Votre Seigneurie ? Et il y a ce désir de se faire passer pour un spatio-analyste…
Samia plissa le front.
— Et alors ?
— Il se trouve qu’un spatio-analyste est porté disparu depuis un an. Cette affaire n’a jamais connu beaucoup de publicité. Si je suis au courant, c’est que mon unité a participé, aux recherches destinées à trouver trace de son navire dans l’espace proche. Ceux qui sont derrière les événements de Florina ont sans aucun doute utilisé cette histoire et le fait qu’ils soient renseignés sur la disparition du spatio-analyste est la preuve de la puissance et de l’efficacité inattendues de leur organisation.
— Il n’y a peut-être aucun rapport entre le Terrien et ce spatio-analyste.
— Il n’existe pas de lien réel entre eux, c’est certain, mais il ne faut pas croire qu’il n’y ait aucun rapport entre les deux. La coïncidence serait invraisemblable. C’est à un imposteur que nous avons affaire. Voilà pourquoi il prétend qu’on lui a lavé le cerveau.
— Oh !
— Comment pouvons-nous démontrer qu’il n’est pas spatio-analyste ? Il n’apporte aucun détail sur la planète Terre en dehors du simple fait qu’elle est radioactive. Il ne sait pas piloter un astronef. Il ne connaît rien de l’analyse spatiale. Sa couverture, c’est d’affirmer qu’on lui a lavé le cerveau. Comprenez-vous, Votre Seigneurie ?
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