A présent, Terens avait atteint les champs. La pluie nocturne touchait à sa fin et les étoiles luisaient d’un éclat chargé des senteurs du kyrt, ce kyrt qui était le trésor de Florina et sa malédiction.
Il ne nourrissait pas de vaines illusions. Il n’était plus Prud’homme. Il n’était même plus un libre paysan florinien mais un criminel en fuite, un fugitif obligé de se cacher.
Pourtant, quelque chose brûlait en lui. Pendant vingt-quatre heures, il avait eu entre les mains une arme plus puissante que toutes celles que l’on pouvait concevoir. Une arme contre Sark. C’était indiscutable. Il savait que les souvenirs de Rik étaient exacts, que Rik avait bien été un spatio-analyste, qu’il avait subi un lavage de cerveau qui avait presque détruit ses facultés intellectuelles. Et Rik se souvenait de quelque chose. Quelque chose de vrai, quelque chose de terrible… Quelque chose d’énorme !
Terens en était absolument certain.
Or, Rik se trouvait maintenant au pouvoir d’un homme qui prétendait être un homme florinien mais n’était en réalité qu’un agent de Trantor.
L’âpre goût de la colère envahit la bouche de Terens. Bien sûr que le Boulanger était à la solde des Trantoriens ! Dès le début, il en avait eu la certitude. Qui, parmi les habitants de la Cité Basse, eût disposé des capitaux nécessaires à la construction de fours à radar factices ?
Impossible de laisser Rik tomber au pouvoir de Trantor. Il ne le permettrait pas. Il n’y avait pas de limites aux risques que Terens était prêt à courir. Qu’importaient les risques ? Il était déjà passible de la peine de mort !
Une vague lueur commençait de faire pâlir le ciel. Il attendrait l’aube. Certes, tous les postes de la Patrouille possédaient son signalement mais il faudrait plusieurs minutes avant que sa présence soit signalée.
Et pendant ces brèves minutes, Terens serait encore un Prud’homme. Ce sursis lui donnerait le temps de faire une chose sur laquelle, même maintenant – même maintenant ! – il n’osait arrêter son esprit.
Dix heures après sa conversation avec le Commis, Junz rencontra à nouveau Ludigan Abel.
L’ambassadeur l’accueillit avec la cordialité superficielle qu’il affectait habituellement, ce qui ne l’empêchait pas d’éprouver en même temps un désagréable sentiment de culpabilité. Lors de sa première entrevue avec le savant (cela remontait à loin : près d’une année standard), il n’avait pas attaché d’attention au récit de son interlocuteur en tant que tel. Une seule préoccupation l’habitait alors : cette histoire pouvait-elle être utile à Trantor ?
Trantor ! Trantor occupait la première place dans les calculs de l’ambassadeur. Pourtant, ce dernier n’était pas de ces imbéciles adorateurs d’un amas stellaire ou de l’emblème jaune, frappé de l’Astronef et du Soleil, qui était l’insigne des forces armées trantoriennes. Autrement dit, Abel n’était pas un patriote au sens ordinaire du terme et, en soi, Trantor ne représentait rien pour lui.
Mais il avait le culte de la paix, un culte d’autant plus exigeant qu’Abel prenait de l’âge, qu’il appréciait la joie de savourer son vin, l’atmosphère saturée de douce musique et de parfums dont il aimait s’entourer, sa sieste de l’après-midi, l’attente sereine de la mort. C’étaient là des émotions que, pensait-il, tous les hommes devaient éprouver. Pourtant, les hommes étaient victimes de la guerre et de la destruction. Ils périssaient gelés dans le vide de l’espace, vaporisés par une explosion atomique, réduits à la famine sur une planète assiégée et bombardée.
Alors, comment imposer la paix ? Ni par le raisonnement, c’était bien évident, ni par l’éducation. Si, placé devant le dilemme paix ou guerre, l’homme était incapable de choisir la première et de refuser la seconde, quel argument supplémentaire pourrait donc le convaincre ? Qu’est-ce qui pouvait être plus éloquent que la condamnation de la guerre par la guerre même ? Quelle prouesse rhétorique aurait-elle le dixième de la force de persuasion d’une seule épave éventrée avec sa cargaison de spectres ?
En conséquence, pour mettre fin à l’emploi abusif de la violence, il n’y avait qu’une seule solution : la violence elle-même.
Abel avait dans son bureau une carte de Trantor conçue de façon à illustrer cette notion. C’était un ovoïde à la transparence cristalline où la galaxie était représentée en relief : ses étoiles étaient une blanche poussière de diamants, ses nébuleuses des filaments de lumière ou de brume et, dans ses profondeurs, luisaient quelques étincelles rougeoyantes qui figuraient l’ancienne république de Trantor.
La république originelle qui, quelque cinq cents années auparavant, avait été constituée en tout et pour tout de cinq planètes.
Mais il s’agissait d’une carte historique et c’était là l’état zéro, de la république. Quand on déplaçait d’un cran le curseur du cadran, on obtenait l’image de la galaxie cinquante ans plus tard : toute une gerbe d’étoiles se colorait alors en rouge aux alentours de Trantor.
Le cadran possédait dix crans. Sa rotation reproduisait une évolution d’un demi-millénaire ; la tache rouge s’élargissait comme une goutte de sang qui s’étale jusqu’à envahir plus de la moitié de la galaxie.
Ce n’était pas un sang figuratif. L’expansion de la république trantorienne, devenue d’abord la confédération trantorienne, puis l’empire trantorien, avait laissé derrière elle un sillage d’hommes éventrés, d’astronefs éventrés, de Planètes éventrées. Et cependant, l’holocauste avait consolidé la puissance de Trantor et la paix régnait dans la zone rouge.
A présent, Trantor hésitait au seuil d’un nouvel avatar : la conversion de l’empire trantorien en empire galactique. Alors, la tache rouge engloberait la totalité des étoiles et ce serait la paix universelle. Pax trantorica .
Tel était le but d’Abel. Cinq cents, quatre cents, deux cents ans plus tôt, même, il aurait dénoncé en Trantor un dangereux foyer de créatures malfaisantes, matérialistes et belliqueuses, méprisant les droits d’autrui, vivant sous un régime de démocratie imparfaite, mais promptes à voir la paille de l’esclavage dans l’œil du voisin et animées d’une cupidité sans bornes. Mais le temps avait passé.
Abel n’était pas Pour Trantor mais pour les objectifs universels que Trantor incarnait. Aussi la question « Comment telle chose pourra-t-elle contribuer à l’instauration de la paix galactique ? » était-elle tout naturellement devenue : « Comment cela pourra-t-il aider Trantor ? ».
L’ennui, dans ce cas particulier, c’était qu’Abel n’était pas certain de la réponse, alors que, pour Junz, la solution était manifestement nette et sans bavures : Trantor devait soutenir le Bureau interstellaire d’Analyse spatiale et châtier Sark.
C’était peut-être une solution valable si l’on parvenait à obtenir une preuve irréfutable de la culpabilité de-Sark mais, même dans cette éventualité, rien n’était moins sûr. Et elle était certainement à éliminer si l’on ne réussissait pas à en avoir cette preuve. Mais, en tout état de cause, l’empire trantorien ne pouvait pas se permettre d’agir à la légère. La galaxie se rendait compte que Trantor visait à l’hégémonie galactique et le risque de voir les dernières planètes non trantoriennes se coaliser pour faire front subsistait encore. Trantor était en mesure de sortir victorieusement d’une guerre de ce genre mais le prix à payer serait tel qu’une pareille victoire ne serait qu’une défaite qui n’ose pas dire son nom.
En jouant la dernière manche, il importait donc que Trantor ne fît jamais un pas qui ne fût mûrement réfléchi. Par conséquent, Abel devait procéder avec précaution, ligoté dans son impalpable toile le dédale des bureaux et l’univers chatoyant des Écuyers, tâter le terrain en souriant, questionner sans en avoir l’air. Il ne fallait pas non plus oublier de faire surveiller Junz lui-même par les services secrets trantoriens de crainte que le Libairien en colère ne causât en quelques instants des dommages qu’une année ne suffirait pas à réparer.
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