— Votre passage à l’amplificateur synaptique a-t-il provoqué des effets fâcheux ? lui demanda-t-il doucement.
Schwartz ignorait les mots « amplificateur synaptique » mais il en saisit la signification. On l’avait opéré. Au niveau du cerveau. Que de choses il apprenait !
— Aucun effet fâcheux.
— Cependant, vous avez maîtrisé rapidement notre langage. Vous le parlez très bien. En fait, vous pourriez passer pour un autochtone. Cela ne vous surprend-il pas ?
— J’ai toujours eu une excellente mémoire, rétorqua sèchement Schwartz.
— Vous n’avez donc pas remarqué de différence après le traitement ?
— Non.
— Les yeux de Shekt se durcirent. Pourquoi mentir ? Vous savez que je suis certain de savoir ce que vous pensez.
— Que je suis capable de lire dans l’esprit des gens ? ricana Schwartz. Bon… et alors ?
Mais Shekt, pâle et désespéré, s’était tourné vers Arvardan :
— Il capte les pensées, Arvardan. Je pourrais faire des choses énormes avec lui. Et être là, réduit à l’impuissance…
— Co… comment… bégaya l’archéologue avec affolement.
— C’est vrai ? s’enquit Pola avec un regain d’intérêt.
Schwartz acquiesça. La jeune fille avait pris soin de lui et maintenant on allait la tuer. Pourtant, elle était un traître.
Shekt reprit la parole :
— Arvardan, vous rappelez-vous ce bactériologiste dont je vous ai parlé… celui qui est mort après avoir été traité ? L’un des premiers symptômes d’effondrement mental était qu’il prétendait pouvoir lire dans les pensées. Et il le pouvait. Je l’ai découvert avant son décès et j’ai gardé le secret là-dessus. Je n’en ai parlé à personne. Mais c’est possible, Arvardan, c’est possible ! Quand la résistance des cellules cérébrales est abaissée, il se peut que le cerveau soit capable de capter les champs magnétiques induits par les microcourants des pensées d’autrui et de les reconvertir en vibrations identiques. C’est le principe même de l’enregistrement classique. Ce serait alors de la télépathie dans toute l’acception du terme.
Arvardan tourna lentement la tête vers Schwartz, muré dans un silence buté et hostile.
— S’il en est ainsi, nous pourrions peut-être en tirer parti, docteur Shekt. (Il réfléchissait furieusement, jaugeant le possible et l’impossible.) Il doit y avoir – il faut qu’il y ait – une issue. Pour nous et pour la galaxie.
Mais Schwartz demeurait impassible devant l’attouchement tumultueux qu’il percevait avec une parfaite clarté.
Vous vous demandez si je pourrais lire dans leur esprit et comment cela vous aiderait ? Je peux faire encore plus. Ceci, par exemple.
Ce ne fut qu’un léger choc mais la soudaine souffrance arracha un cri à Arvardan.
— C’est moi. Vous voulez que je recommence ?
— Vous pouvez faire cela aux gardes ? balbutia l’archéologue d’une voix étranglée. Au secrétaire ? Pourquoi les avez-vous laissés vous faire prisonnier ? Galaxie ! Il n’y a plus de problème, Shekt ! Ecoutez-moi, Schwartz…
— Non. C’est vous qui allez m’écouter. Pourquoi chercherais-je à fuir ? Où irais-je ? Je serais toujours sur ce monde mort. Je veux retourner chez moi et je ne le peux pas. Je veux mon monde à moi, mes contemporains et je ne peux pas les avoir. Je veux mourir.
— Mais c’est la galaxie tout entière qui est en jeu, Schwartz. Vous ne pouvez pas ne penser qu’à vous seul.
— Vraiment ? Et pourquoi pas ? Moi, me tourmenter pour votre galaxie ? Je souhaite qu’elle pourrisse et qu’elle crève. Je sais ce que la Terre projette et j’en suis fort aise. Cette jeune personne disait tout à l’heure qu’elle avait choisi son camp. Eh bien, j’ai choisi le mien, moi aussi. Et mon camp, c’est la Terre.
— Comment ?
— Dame ! Je suis un Terrien !
Une heure s’était écoulée depuis qu’Arvardan avait péniblement émergé de l’état d’inconscience où il était englué pour se retrouver gisant comme un quartier de bœuf sur l’étal dans l’attente du couperet. Et il ne s’était rien passé. Rien sauf cette conversation fébrile et sans conclusion qui n’avait fait que meubler intolérablement une intolérable attente. Une attente qui, d’ailleurs, avait sa raison d’être. Un captif paralysé, frappé d’incapacité, devait rester, sans un garde pour le surveiller, ce qui aurait été admettre qu’il représentait un éventuel danger et aurait, si peu que ce soit, ménagé sa dignité. Le captif se rendait alors terriblement compte de son impuissance. Un esprit entêté ne pouvait y résister et quand l’inquisiteur arrivait, il n’avait plus la force de le braver.
Il fallait absolument rompre le silence.
— Je suppose qu’il y a des faisceaux espions partout, dit Arvardan. Nous n’aurions pas dû autant parler.
— Il n’y en a pas, répondit Schwartz d’une voix neutre. Personne n’écoute.
L’archéologue retint le « Comment le savez-vous ? » qui lui montait automatiquement aux lèvres.
Dire qu’un tel pouvoir existait ! Et que ce n’était pas lui qui en bénéficiait, mais un homme du passé qui s’affirmait Terrien et voulait mourir !
Son champ de vision n’embrassait qu’un fragment du plafond. En tournant la tête d’un côté, il apercevait le profil anguleux de Shekt et, de l’autre, un mur nu. S’il la soulevait, il avait la brève vision du visage pâle et défait de Pola.
Par moments, une pensée lancinante comme une brûlure le taraudait : il était un homme de l’empire – de l’empire, par les étoiles ! un citoyen galactique ! — et si cet emprisonnement était une injustice particulièrement révoltante, le fait qu’il avait laissé des Terriens la lui infliger, était une souillure particulièrement abjecte.
Et cela aussi finit pas s’estomper.
Ils auraient pu le placer à côté de Pola… Non, c’était mieux ainsi. Il n’offrait pas un spectacle propre à engendrer l’enthousiasme.
— Bel ?
Son nom, prononcé d’une voix tremblante, sonnait avec une singulière douceur à ses oreilles, alors qu’il se débattait dans les affres de la mort.
— Oui, Pola ?
— Pensez-vous qu’ils tarderont encore longtemps ? Peut-être pas, ma chérie… Quelle tristesse ! Nous avons perdu deux mois, n’est-ce pas ?
— C’est ma faute, chuchota-t-elle. C’est ma faute. Nous aurions pu avoir au moins ces dernières minutes à nous. C’est tellement… inutile.
Arvardan fut incapable de répondre. Son esprit tournait en rond comme sur une roue bien graissée. Fiait-il le jouet de son imagination ou sentait-il réellement le dur contact du plastique sur lequel il gisait, inerte. Combien de temps la paralysie durerait-elle ?
Il fallait absolument convaincre Schwartz de les aider. S’efforçant de masquer ses pensées – et sachant que c’était vain –, il l’appela :
— Schwartz…
Si Schwartz était dans le même état d’impuissance, sa torture était incommensurablement plus raffinée : il était quatre esprits en un.
Seul, il aurait continué d’aspirer à la paix infinie, au silence de la mort, il aurait combattu les derniers feux de cet amour de la vie qui, encore deux jours plus tôt – ou trois ? — l’avait incité à s’enfuir de la ferme. Mais comment eût-ce été possible, alors qu’il ressentait aussi la triste horreur de la mort qui flottait comme un suaire au-dessus de Shekt, la peine et la révolte intenses habitant le dur et actif esprit d’Arvardan ; la profonde et pathétique désolation de la jeune fille ?
Il aurait dû faire le barrage. Quel besoin avait-il de connaître les souffrances des autres ? Il avait sa propre vie à vivre, sa propre mort à mourir.
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