Pendant des dizaines de milliers d’années, les pieds avaient foulé cette boue qui collait à leurs semelles et maintenait au niveau du cloaque leurs âmes, qui pendant un temps équivalent avaient été dignes de la fraternité des étoiles.
Farouchement, l’Homme avait instinctivement tenté de circonvenir les barreaux de prison du langage articulé. La sémantique, la logique symbolique, la psychanalyse – tels avaient été les moyens qui avaient permis de raffiner ou de transcender la parole.
La psychohistoire avait consacré le développement de la science mentale, ou plutôt sa traduction finale en formules mathématiques, grâce à quoi le but avait enfin été atteint. Grâce au développement des sciences mathématiques indispensables pour comprendre les phénomènes de la neurophysiologie et de l’électrochimie du système nerveux, qui trouvaient elles-mêmes nécessairement leur source au sein des forces nucléaires, il devint pour la première fois possible de développer la psychologie. Et, avec la généralisation des connaissances psychologiques, de l’individu au groupe, la sociologie put également être traduite en formules mathématiques.
Les ensembles plus vastes : les milliards qui occupaient les planètes ; les dizaines de milliards qui habitaient les secteurs ; les centaines de milliards qui peuplaient la Galaxie, devinrent, non plus des êtres humains mais des forces gigantesques soumises aux lois des grands nombres et aux interprétations statistiques – si bien qu’aux yeux de Hari Seldon, l’avenir devint une chose prévisible, inévitable, et que le Plan put être édifié.
La même évolution de la science mentale, qui avait eu pour aboutissement le Plan Seldon, dispensait le Premier Orateur de faire appel au langage parlé pour s’entretenir avec l’étudiant.
Toute réaction à un stimulus, si faible fût-il, révélait clairement les mouvements les plus subtils, les courants les plus infimes dont le cerveau de l’interlocuteur était le siège. Le Premier Orateur ne percevait pas d’instinct les fluctuations émotionnelles de l’étudiant, ainsi qu’aurait pu le faire le Mulet – car celui-ci était un mutant doué de pouvoirs psychiques dont la compréhension demeurait inaccessible au commun des mortels, voire à un membre de la Seconde Fondation. Il les obtenait plutôt par déduction, par suite d’un entraînement intense.
En conséquence, puisqu’il est essentiellement impossible, dans une société basée sur le langage articulé, de décrire les moyens de communication utilisés entre eux par les membres de la Seconde Fondation, nous prendrons le parti de les ignorer. Nous supposerons que le Premier Orateur s’exprime de la manière habituelle, et si la traduction n’est pas toujours entièrement fidèle, elle est du moins la meilleure que l’on puisse fournir en l’occurrence.
Nous conviendrons donc que le Premier Orateur avait effectivement prononcé les paroles suivantes : « Je dois tout d’abord vous donner les raisons de votre présence ici », au lieu de sourire exactement d’une certaine manière et de lever un doigt d’une certaine autre.
« Pendant la plus grande partie de votre vie, vous avez étudié la science mentale avec la plus grande ardeur et la plus grande ténacité. Le moment est venu pour vous, et quelques autres, de commencer votre apprentissage dans le rôle d’Orateur. »
Mouvements divers de l’autre côté de la table.
« Voyons, voyons, reprenez votre sang-froid. Vous aviez formé l’espoir de vous qualifier pour ce poste. Vous avez craint de ne pas posséder les qualités requises. En réalité, l’espoir et la peur sont des faiblesses. Vous saviez parfaitement que vos capacités étaient suffisantes, et cependant vous hésitez à l’admettre, dans la crainte d’être taxé de présomption, ce qui serait une cause d’élimination. Billevesées ! L’homme le plus stupide est celui qui n’est pas conscient de sa sagesse. La conscience même que vous avez de vos qualités n’est qu’un point de plus en votre faveur. »
Détente de l’autre côté de la table.
« Parfait. Maintenant vous vous sentez mieux et vous avez abaissé votre garde. Vous êtes plus apte à vous concentrer et plus apte à comprendre. Souvenez-vous que, pour atteindre à une véritable efficacité, il n’est pas nécessaire de maintenir votre esprit sous une poigne de fer qui, pour le scrutateur intelligent, est aussi révélatrice qu’une mentalité primaire. J’estime au contraire qu’il sied de cultiver une innocence, une conscience de ses atouts personnels, une candeur consciente et sans égoïsme qui ne laisse plus rien de caché. Mon esprit vous est largement ouvert. Qu’il en soit de même pour chacun de nous.
« Ce n’est pas chose facile que d’être Orateur, continua-t-il. Avant tout, il n’est pas aisé d’être psychohistorien, et le meilleur des psychohistoriens ne possède pas nécessairement les qualités requises pour faire un Orateur. Il existe à ce point de vue une distinction. Un Orateur doit non seulement être rompu aux subtilités mathématiques du Plan Seldon, mais avoir foi en lui et en ses destinées ; il doit aimer le Plan, qui doit être pour lui l’essence même de la vie, mieux encore, un ami vivant.
« Savez-vous quel est cet objet ? »
Les mains du Premier Orateur frôlaient doucement le cube noir et brillant disposé au milieu de la table, et dont la surface était vierge.
« Non, Orateur, je ne le sais pas.
— Vous avez bien entendu parler du Premier Radiant ?
— C’est cela ? » Etonnement.
« Vous vous attendiez à quelque chose de plus noble, de plus impressionnant ? C’est bien naturel. Il fut créé à l’époque de l’Empire, par des contemporains de Seldon. Depuis près de quatre cents ans, il a fidèlement rempli son office sans nécessiter ni réparations ni révisions. Fort heureusement d’ailleurs, puisque aucun membre de la Seconde Fondation ne possède les connaissances techniques nécessaires. (Il eut un léger sourire.) Les gens de la Première Fondation seraient peut-être en mesure de le reproduire, mais il ne faut surtout pas qu’ils connaissent son existence, bien entendu. »
Il actionna un levier sur le côté de la table, et la pièce fut plongée dans l’obscurité. Mais seulement pour un moment, car petit à petit les deux longs murs de la salle devinrent luminescents. D’abord un blanc nacré, immaculé, ensuite une légère ombre, ici et là, finalement, en noir, les équations, finement et nettement tracées, avec ça et là une ligne rouge de l’épaisseur d’un cheveu qui serpentait à travers la forêt plus sombre, comme une surprenante lisière.
« Venez, mon garçon. Approchez-vous du mur. Vous ne projetterez aucune ombre. Cette lumière n’émane pas du Radiant selon le processus ordinaire. A vous dire le vrai, je n’ai pas la moindre idée de la manière dont cet effet est obtenu, mais vous ne projetterez aucune ombre, c’est un fait certain. »
Ils se tenaient debout côte à côte dans la lumière. Chaque mur avait neuf mètres de long et trois de haut. Les caractères étaient petits et recouvraient toute la surface.
« La totalité du Plan ne se trouve pas sur ces murs, dit le Premier Orateur. Pour cela, il faudrait réduire les équations individuelles à des dimensions microscopiques – mais ce n’est pas nécessaire. Ce que vous avez devant vous représente les grandes lignes du Plan jusqu’à l’époque présente. Vous les avez étudiées, n’est-ce pas ?
— Oui, Orateur. »
Un long silence. L’étudiant pointa l’index et, dans le même instant, les rangées d’équations s’abaissèrent vers le bas du mur jusqu’au moment où la série de fonctions à laquelle il avait pensé – il était difficile d’imaginer que le geste rapide du doigt eût été suffisamment précis – se trouvât au niveau de l’œil.
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