— Que voulez-vous ?
— Pour quelle raison pensez-vous qu’il est plus absurde de passer par les fenêtres plutôt que par les portes ?
— Parce que vous attirez l’attention sur ce que vous désirez cacher, sot que vous êtes. Lorsque je possède un secret, je me garde comme de la peste de prendre des airs de conspirateur. Je ne modifie en rien mon comportement habituel ; et si je parle, j’évite simplement de mettre la conversation sur une pente dangereuse. Vous n’avez jamais lu les maximes de Salvor Hardin. C’était notre premier Maire.
— Oui, je sais.
— Eh bien, il avait coutume de dire que seul le mensonge qui n’avait pas honte de lui-même était susceptible de réussir. Ou encore : ce qui importe, ce n’est pas que ce que l’on dit soit vrai, mais sonne vrai. Eh bien, lorsque vous entrez dans une maison par la fenêtre, c’est un mensonge qui a honte de lui-même et cela ne sonne pas vrai.
— Alors, qu’auriez-vous fait à ma place ?
— Si j’avais voulu voir mon père à propos d’affaires ultrasecrètes, j’aurais fait ouvertement sa connaissance et je lui aurais rendu visite sous toutes sortes de prétextes strictement légitimes. Et lorsque vos relations avec mon père auraient pris aux yeux de tous l’apparence de la plus banale des fréquentations, vous auriez eu tout le loisir de débattre des sujets les plus secrets sans que nul n’y trouve à redire. »
Anthor jeta un regard étrange sur la fillette, puis vers le docteur Darell.
« Allons-nous-en, dit-il. J’ai une serviette que je dois aller ramasser dans le jardin. Une dernière question, Arcadia. Il est faux que vous ayez une batte de base-ball sous votre lit, n’est-ce pas ?
— C’est faux, en effet.
— C’est aussi ce que je pensais. »
Le docteur Darell s’arrêta à la porte.
« Arcadia, dit-il, lorsque tu retranscriras ta composition sur le Plan Seldon, il sera inutile de faire des allusions mystérieuses au rôle joué par ta grand-mère. Je ne vois aucune nécessité de maintenir ce paragraphe. »
En compagnie de Pelleas, il descendit en silence l’escalier. Puis le visiteur demanda d’une voix contrainte :
« Pardonnez-moi si je suis indiscret, monsieur. Quel est l’âge de cette enfant ?
— Elle a eu quatorze ans voilà deux jours.
— Quatorze ans ! Grande Galaxie ! et vous a-t-elle dit si elle comptait se marier un jour ?
— Non. Du moins pas à moi.
— Eh bien, si jamais une telle chose arrive, il faut l’abattre à coups de fusil. Je veux dire le prétendant. » Il fixait sérieusement son interlocuteur plus âgé. « Je ne plaisante pas. Je ne conçois aucun tourment plus abominable que de partager l’existence de l’être qu’elle sera à vingt ans. Ne voyez là nulle intention de vous offenser, bien entendu.
— Vous ne m’offensez pas. Je crois comprendre ce que vous voulez dire. »
A l’étage supérieur, l’objet révolté de leurs tendres analyses affronta le transcripteur avec lassitude et prononça d’une voix sans timbre : « Lavenirduplanseldon. » Sans se démonter le moins du monde, le transcripteur traduisit en capitales pleines d’élégantes fioritures :
L’Avenir du Plan Seldon.
MATHÉMATIQUES : La synthèse des calculs comportant n variables dans une géométrie à n dimensions constitue la base de ce que Seldon appela un jour « ma petite algèbre d’humanité »…
ENCYCLOPEDIA GALACTICA.
Supposons une salle !
Le siège de cette salle n’est pas ce qui nous occupe en ce moment. Il nous suffira de dire que dans cette salle, plus qu’ailleurs, la Seconde Fondation existait.
C’était une chambre qui, à travers les siècles, avait été le domaine de la science pure – et cependant on n’apercevait dans son enceinte aucun de ces appareils que, par une habitude d’esprit vieille de plusieurs millénaires, on associe toujours à l’idée de science. C’était, au contraire, une science s’élaborant uniquement à partir de concepts mathématiques d’une manière analogue à celle que pratiquaient les races très anciennes aux époques préhistoriques où la technologie n’était pas encore née, où l’homme n’avait pas encore étendu son emprise au-delà d’un monde unique, maintenant tombé dans l’oubli.
Tout d’abord, il y avait dans cette pièce, protégé par une science psychique jusqu’à présent imbattable par la puissance physique combinée du reste de la Galaxie, le Premier Radiant, qui détenait dans ses parties vitales le Plan Seldon – au complet.
En second lieu, il y avait également un homme dans cette pièce : le Premier Orateur.
Il était le douzième dans la lignée des principaux gardiens du Plan. Quant à son titre, il signifiait seulement le fait qu’au cours des assemblées réunissant les chefs de la Seconde Fondation, il était le premier à s’exprimer.
Son prédécesseur avait vaincu le Mulet, mais les débris de cette bataille gigantesque encombraient toujours la voie tracée par le Plan. Depuis vingt-cinq ans, avec le concours de son administration, il luttait pour ramener une Galaxie composée d’êtres humains stupides et butés dans le droit chemin – et c’était une terrible tâche.
Le Premier Orateur leva les yeux vers la porte qui venait de s’ouvrir. Tandis que, dans la solitude de la salle, il revivait ce quart de siècle de labeur qui approchait avec une inexorable lenteur de son point culminant, son esprit n’avait cessé d’envisager, avec un sentiment de quiète impatience, l’arrivée du nouveau venu : un jeune homme, un étudiant, un de ceux qui pourraient, éventuellement, prendre la relève.
Le jeune homme s’était arrêté sur le seuil, dans une attitude hésitante, si bien que le Premier Orateur dut se porter à sa rencontre et l’introduire dans les lieux, la main amicalement posée sur son épaule.
L’étudiant eut un sourire auquel le Premier Orateur répondit en disant : « Je dois d’abord vous donner les raisons de votre présence ici. »
Ils se trouvaient maintenant en face l’un de l’autre, de part et d’autre de la table. Aucun n’employait, pour s’exprimer, un langage qui pût être reconnu comme tel par aucun homme de la Galaxie, s’il n’était lui-même membre de la Seconde Fondation.
A l’origine, le langage articulé constituait le moyen grâce auquel l’homme avait appris à transmettre, quoique imparfaitement, les émotions et les idées issues de son esprit. En choisissant arbitrairement des sons et des combinaisons de sons pour traduire les nuances de la pensée, il avait mis au point une méthode de communication, mais dont le caractère sommaire et grossier avait provoqué la dégénérescence d’un intellect rompu à toutes les subtilités pour aboutir à ce rudimentaire et guttural appareil de signalisation.
Décadence sans cesse accentuée, dont on peut mesurer les résultats ; toutes les souffrances dont l’humanité a été la victime peuvent être imputées au seul fait que, dans toute l’histoire de la Galaxie, nul homme, avant Hari Seldon et quelques rares disciples après lui, ne fut véritablement capable de comprendre son semblable. Chaque être humain vivait derrière un mur impénétrable, un brouillard étouffant, en dehors duquel nul autre que lui n’existait. Parfois, quelques faibles signaux émergeaient des ténèbres de la profonde caverne où chacun se trouvait enfoui et leurs mains d’aveugles se rapprochaient les unes des autres, à tâtons. Et cependant, parce qu’ils ne se connaissaient pas l’un l’autre, parce qu’ils ne pouvaient se comprendre, parce qu’ils n’osaient pas se faire mutuellement confiance et nourrissaient depuis leur enfance les terreurs et l’insécurité nées de cet ultime isolement, ils éprouvaient cette crainte traquée de l’homme à l’égard de l’homme, cette sauvage rapacité de l’homme pour l’homme.
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