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Robert Heinlein: Double étoile

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Robert Heinlein Double étoile

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Lorenzo Smythe, acteur sans emploi, est tout disposé à accepter n’importe quoi. y compris le verre que lui offre un homme qu’il sait cependant venir de l’espace. Cette rencontre dans un bar lui vaudra le plus grand rôle de sa carrière : « doubler » John J. Bonforte, le chef de la coalition politico-expansionniste, l’homme le plus aimé, et le plus haï, du Système Solaire ! Mais cela, Lorenzo ne le découvrira qu’enlevé à bord d’un astronef en route pour Mars. Il se voit alors, dans un cauchemar terrible pour un acteur, de simple « doublure » devenir un véritable « double », pris dans la peau de son rôle comme dans un engrenage… Et entraîné dans un conflit interplanétaire aux conséquences imprévisibles. C’est de son talent d’acteur à s’identifier complétement avec le personnage auquel il ne peut plus échapper, que dépend le sort de neuf planètes.

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A cet endroit de ma méditation morose, le garçon me toucha le coude :

— On vous demande, monsieur.

— Bon ! eh bien, mon ami, apportez l’appareil jusqu’ici.

— Navré, m’sieur, pas possible ! La cabine 12, dans le hall.

— Je vous remercie, fis-je d’autant plus cordial que j’aurais été bien en peine de lui donner un pourboire.

Je ne fus pas long à comprendre pourquoi l’on n’avait pu m’apporter l’appareil jusqu’à ma place. La cabine n° 12 était une « sécurité maximum », vue, son et brouillage. Rien sur l’écran laiteux jusqu’au moment où je me fus mis en place, la figure tout contre. Là, les nuages opalescents se dissipent, je retrouve devant moi mon ami le Voyageur :

— Pardon de vous laisser tomber comme ça, me dit-il : mais je suis pressé. Il faut que vous veniez immédiatement à l’ Eisenhower, chambre 2106.

Sans autre explication.

On imagine à peu près aussi bien un astronavigateur à l’ Hôtel Eisenhower qu’à la Casa Mañana. Enfin quoi ! on ne ramasse pas un étranger dans un bar, on n’insiste pas pour qu’il vienne vous retrouver dans votre chambre d’hôtel, du moins quand on appartient au même sexe !

— Et pour faire quoi ? demandai-je.

L’astronavigateur eut ce regard des hommes habitués à ce qu’on leur obéisse sans murmure. J’étudiai son visage avec un intérêt professionnel. Oh ! il n’était pas en colère. Plutôt quelque chose comme le tonnerre avant l’orage. Tiens, il se reprenait en main, et très calme :

— Lorenzo, dit-il : pas le temps de vous expliquer. Un travail, ça vous intéresse ?

— Vous voulez dire une proposition d’affaire ?

Je lui avais répondu lentement. Pendant un horrible instant, j’avais supposé qu’il était en train de me proposer… Jusqu’ici, j’avais réussi à garder intacte ma fierté d’artiste, en dépit « des traits et des rets d’une fortune adverse…[1] « The slings and arrows of outrageons fortune… — » Lorenzo Smythe ne craint pas de citer le fameux soliloque de Hamlet. (M. C.)» .

— Naturellement qu’il s’agit d’une proposition d’affaire. Nous avons besoin du meilleur acteur qu’on puisse trouver sur la place.

Je fis de mon mieux pour dissimuler le soulagement que j’éprouvais. Certes, j’étais disposé à accepter n’importe quel travail professionnel. J’aurais joué avec joie jusqu’à la scène du balcon dans Roméo et Juliette. Mais il ne faut jamais manifester d’empressement.

— Quel genre de travail ? demandai-je. Vous savez que j’ai un programme plutôt chargé.

— Impossible de vous expliquer ça au bout du fil. Vous ignorez sans doute que n’importe quel circuit de brouillage peut être débrouillé avec une bonne installation. Amenez-vous ici en vitesse.

Il y tenait. Donc je pouvais me permettre de ne montrer aucune espèce de hâte.

— Écoutez, lui dis-je : pour qui est-ce que vous me prenez ? Pour un groom ? pour une espèce de bizuth qui crève d’envie de jouer les figurants porteurs de hallebarde ? (Je relevais le menton et pris l’air offensé.) Et d’abord, combien offrez-vous ?

— Ah ! la, la ! zut ! Je ne peux pas vous expliquer ça au bigophone. Voyons, combien vous donne-t-on d’habitude ?

Vous voulez dire le salaire ?

— Exactement.

— A la vacation ou par semaine ou par contrat d’exclusivité ?

— Peu importe, combien par jour ?

— Trois cents impérials, minimum, par soirée.

Et c’était vrai. Bien sûr, il m’est arrivé de payer là-dessus d’énormes pots-de-vin aux agents, mais celui qui me payait ne voyait jamais que le chiffre fixé. On a son prix. Plutôt crever de faim que de jouer à moins.

— Très bien alors ! Venez. Et je vous donne cent impérials comptant, à la seconde où vous vous présentez ici.

— Mais je n’ai pas dit que j’acceptais.

— N’acceptez pas. On en recausera. Les cent machins sont pour vous dans tous les cas. Ce sera une prime en plus du salaire si vous acceptez. Vous venez refuser ?

— Bien sûr cher ami. Un peu de patience.

Il est heureux que l’ Eisenhower soit tout près de la Casa Mañana parce que je n’avais pas un traître minum pour prendre le Tube. Je n’ignore pas que quand quelqu’un met tant de bonne volonté à vous offrir de l’argent il faut regarder soigneusement les cartes. C’est une affaire illégale ou dangereuse, ou les deux à la fois… Mais comme je ne savais pas de quoi il retournait, je décidai de ne plus y penser.

Je jetai ma cape sur l’épaule, j’avançai d’un bon pas, savourant l’automne tiède et les parfums de la capitale. L’art de la promenade est un art perdu, et je suis l’un des derniers à le pratiquer. J’arrivai, pris le tube-chasseur jusqu’au vingt-et-unième, et mon ami le Voyageur m’introduisit chez lui :

— Vous avez mis le temps.

— En effet.

Je regardai autour de moi. L’appartement était luxueux, comme je m’y étais attendu, mais absolument en désordre, encombré, notamment, de verres sales et de tasses à demi pleines. Aucun doute, j’étais le dernier en date de nombreux visiteurs. Couché sur le divan, et me dévisageant par en-dessous, un autre homme, lui aussi visiblement un astronavigateur. J’eus beau le dévisager, on ne jugea pas utile de me le présenter.

— Enfin puisque vous êtes là tout de même, reprit celui qui m’avait fait venir, allons-y, parlons affaire.

— D’accord, fis-je. Ce qui me rappelle qu’il avait été question d’une prime ou avance.

— Ah oui ! c’est vrai.

Il se tourna vers l’homme vautré sur le divan :

— Jock, paie-moi cet homme.

— Le payer pour quel travail ?

— Je te dis de le payer.

Je savais maintenant qui était le patron. Et, comme je devais l’apprendre par la suite, il y avait en général peu de doute à cet égard dès que Dak Broadbent surgissait quelque part. L’autre se leva, toujours mécontent et tendit un billet de cinquante et cinq de dix. Sans compter, je pris le tout.

— Messieurs, dis-je : je suis à votre disposition.

Le plus grand des deux ruminait, mais il finit par se décider :

— D’abord, je veux votre parole d’honneur que vous ne parlerez jamais de ceci, même en rêve.

— Si vous ne me croyez pas sans parole, on se demande pourquoi vous me croiriez sur parole ? répondis-je.

Puis je me rapprochai du divan où l’autre s’était réinstallé et je lui dis :

— Je ne crois pas que nous ayons déjà eu le plaisir ?… Je m’appelle Lorenzo.

L’autre détourna les yeux. Et celui de qui j’avais fait la connaissance à la Casa Mañana expliquait rapidement :

— Les noms n’ajoutent rien.

— Non ? Avant de mourir, mon respecté père m’a fait promettre trois choses : primo, de ne jamais mélanger mon whisky avec autre chose que de l’eau. Secundo, de ne jamais tenir compte des lettres anonymes. Tertio, de ne jamais causer avec un inconnu qui refusait de me donner son nom. Serviteurs, messieurs !

Et j’avais fait demi-tour en direction de la porte, avec les cent impérials tout chauds dans la poche.

— STOP ! cria Broadbent : Vous avez parfaitement raison. Je m’appelle…

Capitaine…

Au temps pour les crosses, Jock… Je suis Dak Broadbent. Celui qui nous fusille du regard, c’est Jacques Dubois. Tous deux, nous sommes des voyageurs. Maîtres pilotes toutes catégories et à n’importe quelle accélération.

Je m’inclinai :

— Et moi, Lorenzo Smythe, jongleur et artiste. Adresse : aux bons soins du Club des Agneaux. (A propos, ne pas oublier de payer ma cotisation.)

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