Il était encore à une quinzaine de mètres de l’usine quand il vit deux Gillies s’avancer à sa rencontre en se dandinant pesamment.
Dans l’obscurité, ils paraissaient gigantesques. Ils se dressaient au-dessus de lui, ombres informes dans la nuit, et leurs petits yeux jaunes brillaient comme des lanternes au milieu de leur tête minuscule.
Lawler leur adressa le signe de salut en exagérant sciemment ses gestes afin qu’ils n’aient aucun doute sur ses intentions amicales.
L’un des Gillies répondit par un grognement prolongé qui, lui, ne semblait aucunement amical.
C’étaient de grandes créatures bipèdes mesurant deux mètres et demi et au corps couvert de poils noirs imperméables qui se chevauchaient en épaisses couches. Les Gillies avaient le crâne en pain de sucre, une tête ridiculement petite posée sur d’énormes épaules. De toute cette hauteur et presque jusqu’au sol, leur poitrine descendait en s’évasant pour former un corps massif et disgracieux.
Les humains croyaient en général que leur immense poitrine caverneuse, outre le cœur et les poumons, contenait le cerveau que leur tête, à l’évidence beaucoup trop petite, ne pouvait loger.
Selon toute vraisemblance, les Gillies avaient été jadis des mammifères aquatiques. Cela se voyait à la maladresse avec laquelle ils se déplaçaient sur la terre ferme et à leur aisance dans l’eau. Ils passsaient d’ailleurs presque autant de temps dans la mer que sur terre. Lawler avait vu un jour un Gillie traverser la baie à la nage sans remonter une seule fois à la surface pour respirer. Or, la traversée avait dû prendre au moins vingt minutes. Leurs jambes, courtes et épaisses, étaient manifestement d’anciennes nageoires adaptées à la vie sur terre. Leurs bras aussi, petits membres épais et puissants tenus serrés contre les flancs, ressemblaient à des nageoires. Leurs mains, munies de trois longs doigts et d’un pouce opposable, étonnamment larges, formaient naturellement un creux profond convenant idéalement au déplacement de grands volumes d’eau. Poussés par un besoin incompréhensible de transformation, leurs ancêtres décidèrent, des millions d’années auparavant, de sortir de l’eau et s’établirent sur des îles bâties avec des matériaux venus de la mer et renforcées par de solides barrières pour les protéger contre les fortes houles qui couraient d’un bout à l’autre de la planète. Mais les Gillies étaient encore des créatures de l’océan.
Lawler s’approcha aussi près qu’il l’osa des deux Gillies et leur transmit par signes : Je suis Lawler le médecin .
Les Gillies s’exprimaient en pressant les bras contre leurs flancs, comprimant l’air qui sortait par de profondes fentes branchiales dans leur poitrine en produisant des sons retentissants aux résonances d’orgue. Les humains n’avaient jamais réussi à imiter ces sons de manière à se faire comprendre par les Gillies et jamais les Gillies n’avaient manifesté le moindre intérêt pour le langage des humains. Ses sonorités étaient peut-être aussi difficiles à reproduire pour eux que l’étaient pour les humains les sons émis par les Gillies. Mais un système de communication entre les deux races était indispensable et un langage par signes se développa au fil des ans. Les Gillies s’adressaient aux humains dans leur propre langage et les humains leur répondaient par signes.
Le Gillie qui avait déjà parlé répéta son grognement et y ajouta une sorte de sifflement nasillard particulièrement hostile. Il souleva ses nageoires pour prendre ce que Lawler reconnut comme une attitude de colère. Non, pas de colère. De courroux, de violent courroux.
Que se passe-t-il ? se demanda Lawler. Qu’ai-je bien pu faire ?
Aucun doute n’était possible quant à la fureur du Gillie. Il faisait maintenant avec ses nageoires de petits mouvements précipités qui semblaient clairement signifier : « Allez-vous-en ! Dégagez ! Foutez le camp d’ici et tout de suite ! »
Perplexe, Lawler lui répondit : « Je ne voulais pas vous déranger. Je suis venu pour discuter. »
Encore le même grognement, mais plus fort et plus grave. Le son se propagea sur la surface du sentier et Lawler perçut les vibrations sous la plante de ses pieds.
Il était déjà arrivé que des Gillies tuent des humains qui les avaient mécontentés et même d’autres qui ne leur avaient rien fait ; une rare mais fâcheuse propension à une violence inexplicable. Cela ne semblait même pas être volontaire… Juste un revers agacé de la nageoire, un coup de pied dédaigneux lancé avec vivacité, un piétinement rapide et négligent. Ils étaient si grands, si forts, et ils ne semblaient pas avoir conscience, ou se soucier, de la fragilité d’un corps humain.
L’autre Gillie, le plus grand des deux, fit quelques pas dans la direction de Lawler. Son souffle lui parvenait, sifflant et précipité. Il posa sur lui un regard distant, presque absent, que le médecin interpréta comme une marque d’hostilité.
Lawler exprima par signes son étonnement et son désarroi. Il assura derechef le Gillie de ses dispositions amicales. Il manifesta de nouveau son désir de s’entretenir avec lui.
Le regard ardent du premier Gillie étincelait d’une évidente fureur.
Éloignez-vous. Partez. Allez-vous-en.
C’était une déclaration sans équivoque. Inutile de persévérer dans ses tentatives de dialogue pacifique. À l’évidence, ils ne voulaient pas qu’il s’approche de leur centrale électrique.
Bon, se dit-il, comme vous voulez.
Jamais encore il n’avait essuyé une telle rebuffade de la part des Gillies, mais il eût été aussi stupide que dangereux de prendre le temps de leur rappeler qu’il était leur vieil ami, le médecin de l’île, ou que son père leur avait rendu autrefois de précieux services. Un seul coup de nageoire pouvait le projeter dans la baie, la colonne vertébrale brisée.
Il commença à reculer, sans les quitter des yeux, prêt à sauter dans l’eau au premier geste menaçant.
Mais les Gillies demeurèrent immobiles en le suivant d’un air mauvais tandis qu’il manœuvrait prudemment en retraite. Dès qu’il atteignit le sentier principal, les deux Gillies se retournèrent et regagnèrent le bâtiment abritant leur centrale.
Tant pis, songea Lawler.
Piqué au vif par le mauvais accueil qui lui avait été fait, il demeura quelques instants immobile devant le garde-fou de la baie pour laisser retomber la tension provoquée par cette scène bizarre. Il comprenait maintenant que le projet ambitieux qu’il avait nourri de négocier un traité entre les humains et les Hydrans n’était que chimère. Lawler le chassa de son esprit comme on écarte de la main une volute de fumée et il sentit le rouge de la honte lui monter au front.
N’y pensons plus, se dit-il. Et maintenant, je vais regagner mon vaargh pour attendre le lever du jour.
— Lawler ? articula à ce moment précis une voix grave et râpeuse dans son dos.
Surpris, Lawler pivota brusquement sur lui-même, le cœur battant, les yeux plissés pour fouiller du regard l’obscurité à peine teintée de gris. Il discerna une silhouette, celle d’un homme de courte stature, robuste, aux longs cheveux gras, qui se tenait dans l’ombre à une douzaine de mètres de lui.
— Delagard ? C’est vous ?
L’homme trapu s’avança vers lui. C’était bien Delagard. Le grand manitou de l’île, comme il aimait à se considérer lui-même, le battant, l’entrepreneur dynamique. Que pouvait-il bien faire dans ces parages, à une heure si matinale ?
Delagard semblait toujours être en train de manigancer quelque chose, même quand ce n’était pas le cas. De taille assez courte sans être véritablement petit, il était ventru, avec un cou de taureau et des épaules puissantes. Il portait un sarong descendant à la cheville, laissant nu son large torse velu, et dont les moirures écarlate, turquoise et rose vif chatoyaient dans l’obscurité. Delagard était l’homme le plus riche de la colonie, quelque signification que l’on pût accorder à ce mot sur une planète où l’argent ne signifiait rien, où il n’y avait rien ou presque qu’il permît d’acquérir. Delagard était né à Hydros, comme Lawler, mais il possédait des affaires sur plusieurs îles et se déplaçait beaucoup. Il avait quelques années de plus que le médecin et devait approcher de la cinquantaine.
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