Pourtant, il y avait deux jours qu’il circulait à l’Extérieur et il avait réussi à y être presque à l’aise.
Mais la peur n’avait pas été vaincue. Il le savait maintenant. Il l’avait étouffée en pensant avec force à d’autres choses, mais l’orage écrasait toute pensée, forte ou non.
Il ne pouvait pas le permettre. Si tout le reste échouait – la pensée, la fierté, la volonté –, alors il devrait se rabattre sur la honte. Il ne pouvait pas s’effondrer sous le regard supérieur et impersonnel des robots. La honte devait être plus forte que la peur.
Il sentit la main ferme de Daneel sur sa taille et la honte le retint de faire la seule chose qu’il voulait faire en ce moment se tourner vers lui et cacher sa figure contre le torse du robot. Si Daneel avait été humain, il n’aurait pas résisté…
Il avait perdu tout contact avec la réalité car soudain il perçut la voix de Daneel, comme si elle lui parvenait de très loin. Il eut l’impression que Daneel ressentait quelque chose de voisin de la panique.
— Camarade Elijah, vous m’entendez ?
La voix de Giskard, tout aussi éloignée, conseilla :
— Nous devons le porter.
— Non ! marmonna Baley. Laissez-moi marcher.
Peut-être ne l’entendirent-ils pas. Peut-être n’avait-il pas vraiment parlé, il l’avait simplement cru. Il se sentit soulevé du sol. Son bras gauche pendait, inerte, et il essaya de le lever, de le poser sur des épaules, de se hisser.
Mais son bras gauche continuait de se balancer inutilement et il se débattit en vain.
Il eut vaguement conscience de se déplacer en l’air, il sentit quelque chose de mouillé sur sa figure. Ce n’était pas réellement de l’eau, plutôt de l’humidité. Puis il y eut la pression d’une surface dure contre son flanc gauche, d’une autre plus souple contre son côté droit.
Il était dans l’aéroglisseur, de nouveau coincé entre Giskard et Daneel. Il avait surtout conscience que Giskard était très mouillé.
Un air chaud cascada autour de lui, sur lui. Avec l’obscurité et l’eau ruisselant sur les vitres, elles étaient pratiquement opacifiées et Baley le crut jusqu’à ce que l’opacité réelle se fasse et qu’ils se trouvent dans l’obscurité absolue. Le bruit étouffé des jets d’air, quand l’aéroglisseur s’éleva en se balançant au-dessus de l’herbe, parut couvrir le tonnerre et diminuer son intensité.
— Je regrette l’inconfort de ma surface trempée, monsieur, dit Giskard. Je vais sécher rapidement. Nous allons attendre un moment ici que vous vous remettiez.
Baley respirait plus facilement. Il se sentait délicieusement protégé, enfermé. Rendez-moi ma Ville, pensa-t-il. Supprimez tout l’Univers et laissez les Spatiens le coloniser. La Terre est tout ce qu’il nous faut.
Alors même qu’il pensait cela, il savait que c’était sa folie qui parlait, pas lui.
Il éprouva le besoin d’occuper son esprit.
— Daneel, dit-il.
— Oui, camarade Elijah ?
— A propos du Président. Es-tu d’avis qu’Amadiro jugeait correctement la situation, en supposant que le Président mettrait un terme à l’enquête, ou bien qu’il prenait ses désirs pour des réalités ?
— Il est possible, camarade Elijah, que le Président interroge le Dr Fastolfe et le Dr Amadiro à ce sujet. Ce serait la procédure normale, pour régler une querelle de cette nature. Il y a de nombreux précédents.
— Mais pourquoi ? demanda Baley en soupirant. Si Amadiro est très persuasif, pourquoi le Président ne donnerait-il pas simplement l’ordre d’arrêter l’enquête ?
— Le Président, dit Daneel, est dans une situation politique difficile. Il était d’accord, initialement, pour vous permettre de venir à la demande du Dr Fastolfe, et il ne peut pas se déjuger si brusquement, si vite, sous peine de paraître faible et irrésolu, et de fâcher gravement le Dr Fastolfe qui est encore un personnage très influent de la Législature.
— Alors pourquoi n’a-t-il pas simplement rejeté la requête d’Amadiro ?
— Le Dr Amadiro a beaucoup d’influence aussi, camarade Elijah, et il en aura probablement de plus en plus. Le Président doit temporiser en écoutant les deux parties et en ayant au moins l’air de délibérer, avant de prendre une décision.
— Fondée sur quoi ?
— Sur la validité de l’affaire, sans doute.
— Alors il va falloir que je trouve avant demain matin quelque chose qui persuadera le Président de prendre le parti de Fastolfe, au lieu d’être contre lui. Si j’y arrive, est-ce que ce sera la victoire ?
— Le Président n’est pas tout-puissant mais son influence est grande. S’il se déclare ouvertement pour le Dr Fastolfe, alors, dans les conditions politiques actuelles, oui, le Dr Fastolfe obtiendra probablement le soutien de la Législature.
Baley se remettait à penser avec lucidité.
— Cela expliquerait assez bien qu’Amadiro tente de nous retarder. Il a dû se dire que je n’avais rien à présenter au Président et qu’il lui suffisait de gagner du temps, de me retarder et de m’empêcher de trouver rapidement quelque argument décisif.
— On le dirait bien, camarade Elijah.
— Et il ne m’a laissé partir que lorsqu’il pensait pouvoir compter sur l’orage pour continuer de me retenir.
— Peut-être, camarade Elijah.
— Dans ce cas, nous ne pouvons pas permettre à l’orage de nous retarder.
— Où désirez-vous être conduit, monsieur ? demanda calmement Giskard.
— Retournons à l’établissement du Dr. Fastolfe.
— Pouvons-nous attendre encore un moment, camarade Elijah ? Comptez-vous annoncer au Dr Fastolfe que vous ne pouvez pas poursuivre l’enquête ?
— Pourquoi demandes-tu ça ? s’exclama Baley. Sa voix forte et rageuse révélait qu’il s’était déjà bien ressaisi.
— Simplement, je crains que vous ayez oublié un instant que le Dr Amadiro vous a pressé de le faire pour le bien de la Terre.
— Je n’ai pas oublié, répliqua sombrement Baley, et je n’aime pas que tu t’imagines qu’il ait pu m’influencer, Daneel. Fastolfe doit être disculpé et la Terre doit envoyer ses pionniers dans la Galaxie. S’il y a en cela un danger de la part des globalistes, ce danger doit être affronté.
— Mais dans ce cas, camarade Elijah, pourquoi retourner chez le Dr Fastolfe ? Il me semble qu’il n’y a rien d’important à lui rapporter. N’y a-t-il aucune direction dans laquelle nous pourrions poursuivre nos investigations, avant d’aller faire notre rapport au Dr Fastolfe ?
Baley se redressa et posa une main sur Giskard, qui était maintenant complètement sec.
— Je suis satisfait des progrès que j’ai déjà faits, dit-il d’une voix tout à fait normale. Partons, Giskard. Conduis-nous à l’établissement de Fastolfe. (Et il ajouta, en serrant les poings et en raidissant son corps :) De plus, Giskard, dégage les vitres. Je veux regarder l’orage en face.
Baley retint sa respiration en se préparant à la transparence. L’aéroglisseur ne serait plus hermétiquement clos ; il n’aurait plus des parois unies, solides.
Au moment où les vitres se dégageaient, un éclair jaillit qui disparut aussitôt avec pour seul résultat d’assombrir le paysage par contraste.
Baley ne put réprimer un mouvement de recul tout en s’efforçant de s’armer de courage en prévision du coup de tonnerre qui, quelques secondes plus tard, gronda.
— L’orage ne va plus empirer et, bientôt, il se calmera, dit Daneel d’une voix rassurante.
— Je me moque qu’il se calme ou non, répliqua Baley en serrant les dents. Allons, Giskard. Partons.
Il essayait, pour lui-même, de conserver l’illusion d’être un humain commandant à des robots.
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