Amadiro souriait toujours aussi largement, mais maintenant c’était vraiment un sourire de loup.
Baley et ses robots suivirent Amadiro hors de la pièce et le long d’un corridor.
Le roboticien s’arrêta devant une porte discrète.
— Voudriez-vous profiter des commodités avant de partir ? proposa-t-il.
Baley fut un instant dérouté, car il ne comprenait pas. Puis il se rappela la formule désuète qu’Amadiro avait dû glaner au cours de ses lectures de romans historiques.
— Un très ancien général, dont j’ai oublié le nom, a dit un jour, songeant aux terribles exigences des affaires militaires : « Ne refusez jamais une occasion de pisser. »
Amadiro sourit largement.
— Excellent conseil. Tout aussi bon que le conseil que je vous ai donné de réfléchir sérieusement à ce que j’ai dit… Mais je vous vois hésiter malgré tout. Vous ne pensez tout de même pas que je vous tends un piège ? Croyez-moi, je ne suis pas un barbare. Vous êtes ici mon invité et, pour cette seule raison, vous êtes en parfaite sécurité.
— Si j’hésite, c’est parce que je m’interroge, je me demande s’il est bienséant que j’utilise vos… euh… commodités, alors que je ne suis pas aurorain.
— Ridicule, mon cher Baley. Vous n’avez pas le choix. Nécessité n’a point de loi. Utilisez, utilisez, je vous en prie. Que ce soit le symbole de ma libération de tous les préjugés aurorains, le signe que je ne veux que du bien à la Terre et à vous.
— Pourriez-vous faire plus encore ?
— En quel sens ?
— Pourriez-vous me montrer que vous êtes réellement au-dessus du préjugé de cette planète contre les robots…
— Il n’y a aucun préjugé contre les robots, trancha vivement le roboticien.
Baley hocha gravement la tête, comme pour acquiescer, et termina sa phrase :
— … en leur permettant d’entrer dans la Personnelle avec moi ? Je me suis si bien habitué à leur présence que, sans eux, je me sens mal à l’aise.
Un instant, Amadiro parut choqué, mais il se ressaisit et dit d’assez mauvaise grâce :
— Naturellement, monsieur Baley.
— Cependant, la personne qui s’y trouve déjà pourrait élever de sérieuses objections. Je ne voudrais pas causer de scandale.
— Il n’y a là personne. C’est une Personnelle d’une place seulement et si elle était occupée en ce moment, un signal l’indiquerait.
— Merci, docteur Amadiro, dit Baley en ouvrant la porte. Giskard, entre, s’il te plaît.
Giskard hésita visiblement mais ne protesta pas et obéit. Sur un geste de Baley, Daneel le suivit mais en franchissant le seuil, il prit Baley par le bras et le tira à l’intérieur.
Tandis que la porte se refermait derrière lui, Baley dit à Amadiro :
— Je n’en ai pas pour longtemps. Je vous remercie d’avoir permis ceci.
Il entra dans la pièce avec autant d’insouciance qu’il le put, mais en éprouvant toutefois une crispation au creux de l’estomac. N’allait-il pas trouver là une surprise désagréable ?
La Personnelle était vide. Il n’y avait même pas grand-chose à examiner. Elle était beaucoup plus petite que celle de l’établissement de Fastolfe.
Baley finit par remarquer que Daneel et Giskard se tenaient côte à côte, silencieux, adossés à la porte comme s’ils s’efforçaient de pénétrer le moins possible dans la pièce.
Il essaya de parler normalement mais une sorte de vague croassement sortit de sa gorge. Il toussota, trop bruyamment, et réussit à dire :
— Vous pouvez entrer, tous les deux. Et tu n’as pas besoin de garder le silence, Daneel.
Daneel avait été sur la Terre ; il connaissait le tabou interdisant toute conversation dans les Personnelles. Il porta un doigt à ses lèvres.
— Je sais, je sais, dit Baley, mais oublie ça. Si Amadiro peut oublier le tabou aurorain contre les robots dans les Personnelles, je peux bien oublier le tabou terrien interdisant d’y parler.
— Cela ne va-t-il pas vous mettre mal à l’aise, camarade Elijah ? demanda Daneel à voix basse.
— Pas le moins du monde, affirma Baley sur un ton normal.
(En réalité, c’était différent de parler à Daneel… un robot. Le son d’une voix, de la parole dans une pièce telle que celle-ci où, à vrai dire, aucun être humain n’était présent, était moins scandaleux qu’il aurait pu l’être. Ce n’était même pas scandaleux du tout, avec seulement des robots présents, si humaniforme que pût être l’un d’eux. Baley ne pouvait l’affirmer cependant. Si Daneel n’avait pas de sentiments qu’un être humain était capable de blesser, Baley en avait pour lui.)
Baley pensa alors à autre chose et il eut la nette impression d’être un parfait imbécile. Il baissa la voix à son tour.
— Ou bien conseilles-tu le silence parce qu’il peut y avoir un système d’écoute ? chuchota-t-il et, pour le dernier mot, il se contenta de remuer simplement les lèvres.
— Si vous voulez dire, camarade Elijah, que des personnes en dehors de cette pièce peuvent percevoir ce qui est dit à l’intérieur par l’un ou l’autre système, c’est tout à fait impossible.
— Pourquoi, impossible ?
La chasse d’eau s’actionna d’elle-même, avec une efficacité rapide et silencieuse, et Baley s’approcha du lavabo.
— Sur Terre, dit Daneel, le surpeuplement des Villes rend toute intimité impossible. Il va de soi d’écouter les autres et employer un système pour rendre l’écoute meilleure peut sembler naturel. Si un Terrien souhaite ne pas être entendu, il n’a qu’à ne pas parler. C’est pourquoi le silence est si fortement imposé quand il existe un semblant d’intimité, comme dans cette pièce même que vous appelez Personnelle.
« A Aurora, d’autre part, comme dans tous les mondes spatiens, l’intimité est l’essence même de la vie et on la juge extrêmement précieuse. Vous vous souvenez de Solaria, et à quelles extrémités pathologiques elle atteint là-bas. Mais même à Aurora, qui n’est pas Solaria, chaque être humain est isolé et protégé des autres par une sorte d’extension de l’espace qui est inconcevable sur la Terre, et par, en plus, un rempart de robots. Violer cette intimité est un acte inimaginable.
— Tu veux dire que ce serait un crime d’installer un système d’écoute dans cette pièce ? demanda Baley.
— Bien pire, camarade Elijah. Ce ne serait pas l’acte d’un gentleman aurorain civilisé.
Baley regarda autour de lui. Daneel, se méprenant sur le mouvement, détacha une serviette d’un distributeur qui n’était peut-être pas immédiatement apparent aux yeux d’un Terrien peu habitué à ces lieux, et la tendit à Baley.
Baley la prit, mais ce n’était pas ce qu’il avait cherché. Ses yeux guettaient un micro clandestin car il avait du mal à croire que l’on renoncerait à une astuce sous prétexte qu’elle ne serait pas digne d’un être civilisé. Mais, comme il s’en doutait un peu, il chercha en vain. D’ailleurs, il n’aurait pas été capable de reconnaître un micro aurorain, même s’il y en avait eu un. Dans cette civilisation inconnue, il ne savait pas ce qu’il cherchait au juste.
Il suivit alors le cours d’autres pensées méfiantes qui le tourmentaient.
— Dis-moi, Daneel, puisque tu connais les Aurorains mieux que moi, pourquoi penses-tu qu’Amadiro prend ainsi des gants avec moi ? Il me parle à loisir. Il me raccompagne à la porte. Il m’offre l’usage de cette pièce, ce que Vasilia n’aurait jamais fait. Il a l’air d’avoir tout le temps du monde à me consacrer. Par politesse ?
— Beaucoup d’Aurorains se flattent de leur politesse. Il se peut que ce soit le cas d’Amadiro. Il a souligné plusieurs fois, avec insistance, qu’il n’était pas un barbare.
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